La pièce est enseignée à l'école en Macédoine du Nord, elle est tirée de l'expérience du père et des oncles de l'auteur pendant la Seconde Guerre mondiale. le titre, à première vue très sibyllin, se réfère au folklore local : une légende dit qu'à chaque fois qu'un individu avalerait un élément pileux, autour de celui-ci repousserait une chaire – qui n'est pas humaine – jusqu'au point où celle-ci en étoufferait son hôte. L'auteur a eu cette phrase : » À travers cette notion, qui n'est employée dans mon texte que comme symbole, j'ai essayé, en fait, de décrire une situation et le problème que tout être humain rencontre sur le chemin de sa réalisation individuelle en tant que personne libre ». En un mot, c'est métaphoriquement l'invasion d'un corps étranger qui va étouffer toute autre forme de vie, un organisme qui se développe démesurément en défaveur de ce qui l'entoure.
Le symbole est maintenant décrypté. Cette pièce de conception très moderne, composée uniquement de dix-sept scènes, met en son sein la famille Andreevic composée des parents, Dimitrija, ancien maçon, en fauteuil depuis qu'il est tombé du toit de la maison, et Marija Andreevic, ainsi que leur trois fils, Simon, Stefan et Andreja. L'aîné est serveur, il est marié à Vera, et il a tendance à abuser de la bouteille. Stefan est chef de service au sein de la filiale de l'entreprise allemande Schneider, Andreja est commis d'épicerie. Les didascalies sont très brèves, à peine, sait-on que l'action se passe à la veille de la Seconde Guerre mondiale à Debar Maalo, à Skopje, capitale du pays qui est aujourd'hui la Macédoine du Nord, autrefois partie intégrante de la Yougoslavie. Les scènes se passent d'abord dans la maison des Andreevic puis dans l'entreprise de Stefan.
La chair sauvage, c'est l'histoire de la famille Andreevic, qui juste avant la guerre, vole en éclat jusqu'à la désintégration totale du foyer.
Les échanges liminaires sont prémonitoires, le père, dans sa chaise roulante, annonce la guerre telle une pythie. Puis tout prend un tour plus terre-à-terre, ce même père réclame à manger à sa femme qui lui rétorque qu'elle doit préparer le repas de famille qui s'annonce. Un repas de famille tout à fait symbolique puisque porteur de discussions et débats échauffés, parfois jusqu'à la dispute, ou à sa limite. En attendant, il y a toute une scène, montrant le fils aîné qui rentre ivre, se plaint du manque de liberté d'expression dans le foyer et menace d'y mettre le feu : encore une fois, la symbolique est forte, le foyer des Andreevic, qui cohabitent tant bien que mal, semblent incarner le pays tout entier au bord de l'embrasement. En tout cas, c'est Simon qui incarne le malaise, l'ivresse du fils aîné, son poil, sa boule au ventre, sa mère porte elle aussi ses fantômes et ses cauchemars, Andreja prépare une grève avec ses collègues et Stevo qui préfère aller à la réception de son travail plutôt que passer du temps avec sa famille.
Deux générations s'opposent, celle des parents, celle des deux fils, Andreja et Stevo, le dernier, préparant sa promotion au sein de l'entreprise et qui ne souhaite pas manquer une opportunité de briller auprès de ce qu'il appelle « la crème de Skopje » et les parents désabusés, qui ont perdu la foi en tout, et en premier lieu en la politique. Mais la religion n'est pas en reste non plus, avec la figure de ce drôle de Pope qui devenait venir bénir la famille, mais qui a préféré aller avant chez ceux qui paient mieux, sans parler de sa réplique. Mais ce qui est dit n'est pas ce qui est cuit se défaussant des fausses promesses qu'il a faites. Simon le nihiliste alcoolique face à Stevo le capitaliste, à côté d'Andreja le révolutionnaire. Cette pièce est menée avec quelques ressorts comiques, derrière lesquels se cachent les drames : tour à tour, les personnages deviennent risibles, graves, ridicules, sauf peut-être, Simon, qui lui incarne le désespoir dramatique d'un bout à l'autre de la pièce. le Pope incarne une caricature de lui-même, une pantomime vide de sens. Simon, irrévérencieux, acerbe, est celui qui dit la vérité crue sous couvert de plaisanterie et de provocation, et finalement de tragédies.
Règne sur ses scènes comme une atmosphère de fin du monde qui se profile, les images apocalyptiques ne manquent pas, et ce n'est pas la visite de l'Allemagne, sous l'insigne du représentant allemand M. Klaus, qui va améliorer les choses. On y découvre progressivement la vision allemande, et surement plus occidentale, du royaume de Yougoslavie sous les yeux non seulement de M. Klaus, mais aussi de M. Herzog, le supérieur direct de Stevo à Skopje. Si ce dernier n'a jamais rien dit, le cliché sur les Yougoslaves est évoqué dans la bouche de sa fille « primitif balkanique » ou le cliché de « l'âme slave masochiste » qui prend plaisir à ses souffrances. Ces relents de racisme en disent bien long sur la mentalité des chefs germaniques.
La chaire sauvage est le genre d'oeuvre qu'il faut relire plusieurs fois pour pouvoir décrypter, c'est très riche, assez drôle même si le rire de Simon est plutôt jaune et qu'il est davantage la marque de son désespoir et de sa foi perdue, criant de vérité et très effrayant, car il révèle le malheur qui se prépare, l'inanité du communisme, et ses déviances, les petits chefs surzélés qui font office d'espion au service du gouvernement, les organes de ladite religion vidés de toute substance religieuse. La guerre est inscrite là, dans le drame de la famille, cette chaire sauvage qui va l'étouffer toute entière, la filiale de l'entreprise employant Stevo s'étant greffée sur le poumon de la famille, son foyer, pour l'anéantir.
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