La réputation (surtout scolaire hélas) du "Rouge et le Noir" ou de "
La Chartreuse de Parme", livres achevés, romans menés à terme, risque de faire oublier la masse d'essais, de brouillons, de tentatives de génie que
Stendhal nous a laissée. Cette "
Vie de Henry Brulard" n'est en rien une autobiographie composée, écrite et achevée à la façon de
Sartre ou de Rousseau. C'est un récit vite écrit, au fil de la plume, et quand le mot ne va pas, le croquis, le plan, le dessin y suppléent (l'édition Folio donne de ces croquis une reproduction abominable et absolument illisible). Cela fourmille de projets, de promesses de vérifications, d'enquêtes, surtout pour établir la chronologie des événements de l'enfance de l'auteur à Grenoble : plan de travaux à venir qui ne furent jamais accomplis. Pourtant le livre, malgré ses défauts de premier jet, ses redites et ses incertitudes, ne déçoit pas : bien sûr, le lecteur contemporain formaté aux préjugés et effets de la spontanéité verra dans ce fouillis une qualité de plus. Mais il faut ajouter que le ton, la voix
De Stendhal se font clairement entendre, quand il nous raconte son enfance, ses haines, ses bonheurs, et nous prend à partie, nous lecteurs de l'avenir qui n'aurons, croit il, aucun des préjugés de son propre temps. On sera surpris de voir combien il a mis de lui-même dans ses fictions romanesques, et avec quelle habileté il a su transposer et métamorphoser l'expérience autobiographique pour fabriquer un Julien Sorel ou un Fabrice del Dongo.
Enfin, ce livre amusera et instruira, car il est un anti-Rousseau et un anti-
Chateaubriand. Rousseau et le grand modèle des Confessions sont toujours là pour guider l'auteur et le prévenir de ce qu'il ne faut surtout pas faire. Même si les
Mémoires d'Outre-Tombe ne sont pas encore publiés au temps où
Stendhal écrit, de larges extraits en avaient été lus dans les salons et circulaient peut-être sous forme de copies : or
Chateaubriand est l'objet de la haine
De Stendhal, l'incarnation de tout ce qui, en littérature, humainement, et politiquement, lui répugne au plus haut point. Donc l'anti-modèle des Mémoires et du style
De Chateaubriand (
Atala, René, le
Génie du Christianisme, imités par les Hugo,
Vigny,
Musset et autres romantiques que
Stendhal ridiculise au passage), joue un rôle essentiel dans l'écriture morcelée, coupée, apparemment sans apprêts, de ce livre.
Une agréable lecture, même pour un ami
De Chateaubriand dans mon genre.