Car, selon l'article, nombre de participants, tous écrivains et érudits de grand renom, paraissaient mystifiés par la mort de Levi, mystifiés et déçus. On eût dit que cet homme auquel tous avaient voué une admiration si fervente, et qui avait enduré tant d'épreuves aux mains des nazis -un homme d'un ressort et d'un courage exemplaires- avait, en se suicidant, révélé une faiblesse, un effritement de son caractère qu'ils répugnaient à admettre. Confrontés à un absolu atroce -l'autodestruction- ils réagissaient par un aveu d'impuissance et (comment le lecteur eût-il pu l'éviter?) avec une pinte de honte. (p.54)
Si l'on compare notre savoir à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, l'Amérique demeure inconnue; nous sommes toujours échoués là-bas sur la petite île des Bahamas. (p.24)
L'intense esprit de secte, parfois d'une virulence comique, qui caractérise la psychiatrie de notre époque - le schisme entre les adeptes de la psychothérapie et les tenants de la pharmacologie - évoque les querelles médicales du dix-huitième siècle (saigner ou ne pas saigner) et suffit presque en soi à définir la nature de la dépression et la difficulté de toute guérison. (p.23)
Tout d'abord cela n'eut rien de vraiment inquiétant, dans la mesure où le changement était subtil, mais je constatais cependant que le décor qui m'entourait à certains moments se parait de tonalités différentes : les ombres du crépuscule semblaient plus sombres, mes matins étaient moins radieux, les promenades en forêt se faisaient moins toniques, et il y avait maintenant un moment en fin d'après-midi pendant mes heures de travail où une sorte de panique et d'angoisse me submergeait, le temps de quelques minutes à peine...
La souffrance occasionnée par une dépression grave est tout à fait inconcevable pour qui ne l'a jamais endurée, et si dans de nombreux cas elle tue, c'est parce que l'angoisse qui l'accompagne est devenue intolérable.
Pour moi les vrais guérisseurs furent la solitude et le temps.
Quant à ceux qui ont séjourné dans la sombre forêt de la dépression, et connu son inexplicable torture, leur remontée de l'abîme n'est pas sans analogie avec l'ascension du poète, qui laborieusement se hisse pour échapper aux noires entrailles de l'enfer
(...) ce genre d'indifférence illustre avec force l'incapacité, pour qui est extérieur au problème, de mesurer l'essence du mal. La dépression de Camus et maintenant celle de Romain Gary - de toute évidence aussi celle de Jean ( Seberg ) - étaient pour moi des maux abstraits, en dépit de ma compassion, et à l'instar de la majorité de ceux qui jamais n'ont personnellement fait l'expérience de la maladie, je n'avais pas la moindre idée de ses véritables dimensions ni de la nature de la souffrance qu'endurent tant de victimes à mesure que l'esprit poursuit son insidieuse déliquescence.
Jusqu'à l'offensive de ma propre maladie et à son dénouement jamais je n'avais tellement réfléchi à la dimension inconsciente de mon travail (...) je commençai à voir clairement à quel point la dépression était, de nombreuses années durant, restée tapie à la périphérie de ma vie. Le suicide a toujours été un thème persistant de mes livres - trois de mes personnages majeurs ont mis fin à leurs jours. Relisant, pour la première fois depuis des années (...) des passages où mes héroïnes avancent en titubant par les chemins qui le mènent à l'abîme je fus abasourdi de constater avec quelle minutie j'avais créer le paysage de la dépression dans l'esprit de ces jeunes femmes, décrivant avec ce qui ne pouvait être que l'instinct (...), le déséquilibre psychique qui les entraînait vers leur perte.
Pour moi les vrais guérisseurs furent la solitude et le temps.