Au mur étaient alignées des manchettes. La plus à gauche annonçait : Accident tragique à la carrière. Tous les accidents n'étaient-ils pas tragiques ?
Si les Allemands arrivent, les habitants d'Öland savent qu'ils ne pourront compter que sur eux-mêmes : depuis des siècles, aucun secours venu du continent n'est jamais arrivé à temps quand des envahisseurs ont débarqué sur l'île. Jamais.
Ma mère, ta grand-mère Sara, donc, a vu un jour un lutin dans sa jeunesse… Tu t’en souviens? Elle disait juste « un homme gris » quand elle parlait de lui. - Oui, j’ai entendu cette histoire, dit Julia, pas besoin de … » Mais impossible d’arrêter Gerlof sur sa lancée: « Quoi qu’il en soit, elle l’a vu un jour de semaine à la fin du XIXème siècle, alors qu’elle était descendu rincer sa lessive dans le détroit de Kalmar, au niveau de Grönhögen. Tout à coup, elle a entendu des pas rapides dans son dos, et il a débouché de la forêt en courant… Un petit homme d’un mètre de haut vêtu de gris. Il n’a rien dit, il s’est juste précipité droit vers le détroit, en passant devant elle sans la regarder. Et quand il a atteint la rive, il ne s’est pas arrêté… Ma mère l’a appelé, mais il a continué à avancer dans l’eau jusqu’à ce que les vagues le submergent et qu’il coule. Il avait disparu. »
Julia contemplait en silence la ruine depuis la fenêtre du balcon, et Gerlof se tourna vers elle. « À l’âge de pierre, on jetait les vieux malades dans ce ravin, dit-il à voix basse en montrant du doigt la ruine. C’est ce qu’on raconte, en tout cas. C’était évidemment avant la construction du château. Et longtemps avant que les autorités ne construisent des maisons de retraite… »
C’était l’heure trouble - l’heure des histoires horribles. Dans son enfance, à Stenvik, c’était l’heure où dans les champs ou les cabanons de pêcheurs cessait le travail de la journée. Tout le monde rentrait avant que la nuit tombe, mais on n’allumait pas encore les lampes à pétrole. Pendant l’heure trouble, les anciens discutaient du travail de la journée, échangeaient les nouvelles des autres fermes du village. Et, parfois, ils racontaient des histoires aux enfants de la maison. Gerlof préférait toujours les histoires les plus lugubres. Les histoires de fantômes, de présages, de trolls et de malemort sur les terres désertes d’Öland. Ou encore les histoires de naufrages et d’épaves fracassées contre les rochers de la côte.
Et il m'est arrivé d'aller très mal, parfois jusqu'à ce que je comprenne que se venger ne rend pas plus heureux. Il faut tourner la page. C'est difficile de regarder vers l'avenir, mais je crois qu'il le faut. - Oui, dit Julia à voix basse. Il faut laisser les morts en paix.
ACCIDENT TRAGIQUE À LA CARRIÈRE. Tous les accidents n'étaient-ils pas tragiques ?
J'ai trouvé un homme écrasé sous un rocher, pensa-t-elle, la bouche en sang et les yeux exorbités. Mais j'ai déjà vu du sang, j'ai vu des morts, j'ai connu pire.
Le petit garçon s'arrêta. Il retint son souffle. Tout était silencieux, rien ne bougeait, mais soudain il avait eu l'impression de ne plus être seul. Avait-il entendu quelque chose dans le brouillard ?
"Avec l'âge, la mort devient une sorte d'amie, dit Gerlof. Une connaissance en tout cas. Je voulais juste te le dire, que tu n'ailles pas croire que je ne pourrai pas surmonter tout ça...la mort de Ernst."