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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


Tempora mutantur et nos mutamur in illis.

J'ai lu pour la première fois "La Sonate" quand j'étais au lycée, et mon impression était alors fort mitigée. Bien que j'aie toujours aimé Tolstoï, cette fois-ci, le géant du réalisme russe ne m'a tout simplement pas convaincue. "Ce n'est pas un livre pour moi", me disais-je, tout en pensant des opinions de Pozdnychev qu'elles ont dû rester coincées quelque part à l'époque de la première édition du "Domostroï", sous le règne d'Ivan le Terrible.
De plus, je lisais "La Sonate" juste après "Le bonheur conjugal", et malgré les similitudes dans le scénario, on peut difficilement imaginer un contraste plus grand. "Le bonheur conjugal" est l'oeuvre fraîche d'un jouvenceau, "La Sonate à Kreutzer" a été écrite par un vieillard amer, déçu par la vie.
Je me disais encore que le mariage de Léon avec Sophie a dû, à certains moments, très probablement ressembler à "La Sonate". L'appel à l'abstinence sexuelle et à la pureté ne convient pas à tous, mais pourquoi pas... ceci dit, je n'arrivais pas à digérer le fait que Tolstoï a pu montrer à sa femme, juste avant le mariage, le journal de ses pires débauches (à part "La Sonate", on trouve le même motif aussi dans "Anna Karénine"), et ensuite exiger l'abstinence stricte de la part de tous les autres. Au début de sa relation il était aussi passionné que Vronski, puis il a dû perdre quelque peu la tête, ce qui a mené à son étrange départ du domicile conjugal.
Tout comme le héros de "La sonate", qui a ensuite transpercé sa femme avec un kinjal. Eh, ainsi va la vie...

J'ai abandonné mon projet initial de coller à Lev Nikolaïevitch une note misérable, et à la place j'ai relu l'histoire encore une fois, avec le recul d'un quart de siècle. J'ai bien fait.
Je n'ai pas changé d'avis sur les opinions de Pozdnychev (qui sont partiellement celles de l'écrivain, qu'on se le dise ; sa propre postface à l'appui), mais cette nouvelle tardive nous permet de faire une intéressante excursion dans l'esprit tourmenté de Tolstoï à l'époque de sa crise mystique, et dans son désir d'atteindre l'idéal christique de ses origines. Renoncer aux plaisirs de ce monde, en leur préférant une intense vie intérieure et les amours platoniques, car les passions détruisent tout. Les opinions sur la condition féminine et sur l'institution du mariage étaient osées, pour l'époque (néanmoins, très lucides en ce qui concerne l'hypocrisie de la société : cette obsession de "marier à tout prix"), et je comprends mieux les impressions tièdes du président tchèque Masaryk, lors de sa visite à Tolstoï (qu'il admirait sincèrement en tant qu'écrivain) à Poliana, ainsi que leur différend sur le sujet. Malgré sa simplicité et ses origines campagnardes, Masaryk n'arrivait pas à être à l'aise devant la tenue de moujik de Tolstoï ni devant son isba ascétique, qu'il considérait comme une sorte de pose. Il n'était pas amateur des extrêmes, et je ne le suis pas non plus : même Lévine, dans "Anna Karénine", qui est souvent considéré comme l'image idéalisée de Tolstoï, a réussi a être heureux avec sa Kitty... ("Mais qui sait pour combien de temps !?", souffle cyniquement Pozdnychev derrière notre dos.)

Quoi qu'il en soit, "La Sonate" est une nouvelle brillamment écrite. Non seulement elle se lit bien (trop bien !), mais elle donne de quoi réfléchir. Tout comme son rival littéraire Dostoïevski dans "La Douce", Tolstoï laisse son protagoniste faire l'autopsie de son mariage tragique à la première personne, mais la ressemblance s'arrête là.
Le cadre est situé dans un train (ah, cette omniprésence des trains, chez Tolstoï !) : après une discussion animée des passagers sur le sujet de la condition féminine, le narrateur reste seul en compagnie de l'assassin Pozdnychev, qui lui raconte jusqu'au petit matin son histoire. Peu importe qui est ce "narrateur" ; son rôle est de poser les questions qu'on pourrait éventuellement se poser, et porter un regard extérieur sur le récit de Pozdnychev. Un raffiné coup de maître de la part de Tolstoï !

Les années de l'innocence, les années de la débauche frénétique, et ensuite les années de la vie de couple de Pozdnychev. Ses déceptions, quand l'enchantement des débuts se transforme en incompréhension mutuelle, ses dégoûts, et surtout ses jalousies paranoïaques. La sonate que sa femme interprète au piano accompagnée au violon par son amant (potentiel) sera l'élément déclencheur de la chute.
La lecture engendre une certaine perplexité. On se dit que l'auteur ne peut pas être sérieux : les femmes prennent dans le récit plus ou moins un visage de succubes, mais on admire d'autant plus la maestria psychologique de Tolstoï. Personne ne peut affirmer (et à quoi bon, d'ailleurs ?) qu'il s'identifie entièrement avec les opinions ultra-conservatrices du marchand du début de l'histoire, ni avec celles de son protagoniste principal : il montre lui-même, dans les détails, leur côté ridicule et obscurantiste. On peut se couler très facilement dans l'esprit de Pozdnychev - je n'ai jamais lu une meilleure étude psychologique d'un patriarche jaloux ! - mais il n'inspire certainement pas une once de compassion. Un despote est décrit comme un despote. Et dire que ces gens prônent des idéaux, des modèles utopiques de la vie... ne serait-ce pas toujours le cas ?
Oui, il est probable que Tolstoï a tout de même essayé d'y vendre ses opinions extrêmes, son regard d'un yourodivy sur le monde, mais il l'a fait avec une telle connaissance de la psychologie humaine et avec une telle dose d'ironie noire qu'on ne peut en aucun cas les considérer comme des prescriptions de vie idéale.
La fin, qui décrit la transe et la folie meurtrière du héros, est un pur coup de génie. La première vague impression que le héros ne comprend rien à la complexité des relations humaines est très vite balayée par la découverte que l'auteur, lui, la comprenait, et ceci extrêmement bien.

J'applaudis donc une fois de plus les talents littéraires et l'esprit raffiné de Tolstoï, tout en sachant que je n'arriverai jamais à apprécier tout à fait ses oeuvres tardives. Ce n'est pas dans mes humbles moyens... Allez savoir pourquoi, je pense tout d'un coup à "La mégère apprivoisée" de Shakespeare. Il y a au monde beaucoup de couples du type Bianca-Lucentio, dont la relation courtoise pourrait plaire au génie russe. Mais diable, j'ai toujours eu une nette préférence pour ces rebelles petrucciens ! Team Catharina.
D'où mes 4,5/5.
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