Nous sommes constamment abreuvés d’histoires d’âmes qui « se sont battues avec courage » contre leur affection mortelle « jusqu’à la fin » comme si le fait de lutter contre un destin irrévocable était le summum du bien.
Sa propre mère avait choisi la drogue, le sexe et Dieu plutôt que sa fille. Dans un monde où une telle chose était possible, pouvait-elle s'attendre à plus?
Au fil des semaines, Evangeline pria de moins en moins, jusqu'à ce qu'un jour, elle se rende compte qu'elle en avait terminé. Elle avait probablement torpillé ses possibles recours à Jésus en buvant, en volant et en s'envoyant en l'air avec l'ex petit-ami de sa mère. Tant pis, Jésus n'avait jamais été fiable. Et pour ce qu'elle en savait, on pouvait inviter quelqu'un à venir dans son coeur, mais s'il refusait de venir, il fallait passer à autre chose. On devait sauver sa peau comme on pouvait.
Je l'appelais toujours "mon épouse". Et pour une femme comme Katherine, ce terme n'était-il pas une violence? il revenait à désépaissir un être humain libre et entier en une forme qui peut être possédée et contenue, soigneusement à l'abri, totalement connue. "Mon épouse". Je disais toujours ça. Pas étonnant qu'elle ait fui mon territoire.
J’ai la même chose que papa, ce monstre qui s’infiltre, qui vous fait faire des choses que vous ne faites jamais, des choses qui vous rendent malade. Papa ne voulait pas nous faire de mal. Il nous aimait. Et finalement, il nous l’a prouvé, non ? Il n’y avait qu’une seule façon de nous sauver de ce monstre, et il savait exactement comment faire. Il a renoncé à tout pour nous. C’est un héros. Vraiment.
En biologie, M. Balch nous parlait parfois de désordres bizarres, comme des tumeurs qui vous font perdre votre proprioception, ce truc qui fait que vous savez comment se situe votre corps dans l’espace. Avec une tumeur comme celle-là, la gravité fiche la pagaille. Vous êtes toujours en train de tomber.
Et c’est ainsi que ça marche pour moi, il semblerait que ma proprioception pour le mal est cassée, à cause d’un défaut de câblage que j’ai hérité de mon père. Le problème, c’est que quand vous êtes la proie du mal, quelqu’un d’autre en paye le prix. C’est moi qui suis malade, mais c’est vous qui tombez.
Après chacune des crises de mal de papa, il jurait que ça n’arriverait plus. Mais il était plein de lignes de fracture cachées, alors il avait beau tout bien verrouiller, le monstre s’infiltrait et pénétrait chez nous, nous mettant tous par terre. Mon père ne pouvait pas empêcher le mal d’agir sur lui, tout comme les gens qui ont ces tumeurs ne peuvent pas empêcher la gravité de les mettre par terre.
M. Balch dit que des tas de chercheurs s’intéressent au problème de la proprioception. Certains ont même fabriqué un prototype de casque qui permet aux patients de tenir debout, de marcher et de mener une vie à moitié normale. Je voudrais tellement un casque pareil, un qui m’aiderait à résister au mal même s’il se réveille avec fureur. Mais personne n’étudie ça. Parce que, vous voyez, trop de gens pensent que quelqu’un comme moi est le mal incarné. Ce qui revient à dire que quelqu’un peut être la gravité incarnée si la gravité le fait tomber par terre.
J’ai compris alors que le monde a besoin du vice. Le bien est toujours à la recherche d’un mal à anéantir, n’est-ce pas ? Est-ce que ça ne rend pas le mal au moins un tout petit peu bien, cette façon de donner au bien l’occasion de faire ses preuves ?
Depuis toujours les humains choisissent leurs héros et leurs scélérats en suivant des modes contraires et éphémères. Même si parfois - et c'est arrivé non seulement avec des pitbulls, mais avec toutes sortes de gens et des pays entiers -, nous désignons nos scélérats puis les traitons de telle façon qu'ils finissent par nous prouver le bien-fondé de nos prophéties.
Ce soir de début octobre, dans le chuchotement des sapins noirs autour d’elle, elle repensa avec nostalgie à ces journées pluvieuses et solitaires où il y avait des lumières qui fonctionnaient et l’eau courante, avec de la nourriture dans les placards, ces journées où elle s’abandonnait avec délices aux mesquins griefs quotidiens qu’une adolescente pouvait entretenir contre sa mère.
Et peut-être que c'était un genre d'amour, trouver chez quelqu'un la même rivière que celle qui coule en soi, partager les mêmes berges.