Un tesson d'éternité

Elle est tenaillée par la peur, une peur profonde, absolue, dont les racines ont envahi chaque millimètre carré de son corps. Une brume noire grandit autour d’elle, en elle, impossible à évacuer. Elle continue de sourire à la pharmacie : « Tout va bien, je vous remercie. » Elle fuit la compagnie de son mari : Hugues éprouve le besoin de parler sans cesse. Les mêmes phrases, parfois reformulées, à propos d’injustice, d’aberration, de jeunesse. Anna préfère le silence.

Pour l’heure, elle doit se ressaisir. Se recomposer. Elle se maquille et se coiffe avec soin. Elle a un don inouï pour cela : deux ou trois minutes lui suffisent pour qu’on ne perçoive rien de ses nuits tourmentées. Elle choisit des talons hauts qu’elle porte rarement – quelques centimètres supplémentaires ne seront pas superflus pour affronter le monde extérieur. Elle est prête.

Cette fois au moins, elle est préparée aux injures. Elle ne les repousse plus comme elle l’a fait tout à l’heure. Elle les accueille et les laisse rebondir dans sa cage thoracique. Confusément, elle retrouve une langue qu’elle a déjà maniée.

Elle a pris leur destin en main, patiente, confiante, tenace. Elle l’a accepté tel qu’il était, un jeune homme gâté mais vulnérable, elle a mené les combats, géré les obstacles, négocié les désaccords pour deux.

Il s’était senti coupable de ne pas être malheureux, de ne pas pleurer, mais il avait eu beau faire des efforts sincères, il n’était jamais parvenu (ni ce jour-là, ni par la suite) à créer un quelconque lien avec cette sœur disparue bien avant sa naissance.

Comment enseignerait-il une langue qu’il n’a jamais apprise ? Il s’est contenu, à cause des circonstances atténuantes : les Gauthier avaient perdu leur premier enfant, une fillette de huit mois, d’une méningite à pneumocoque.

Il aimerait parfois la secouer, la placer face à ses contradictions, la contraindre à mesurer le mal qu’elle lui a fait en l’aimant ainsi. En l’élevant dans un écrin de soie, en éradiquant toute forme de corvée, de risque ou de bataille, en lui procurant absolument tout sans la moindre contrepartie. Il n’a jamais connu l’effort, l’attente, le besoin ou l’adversité.

Ces vautours ont faim de sensationnel et de vengeance. À certains, les envieux, il doit plaire d’imaginer le ver dans le fruit. Leur famille heureuse et tranquille les irritait, attisait leur frustration. Ils sont rassérénés de constater que personne n’est à l’abri des ennuis, que la roue tourne, que les privilégiés chutent. À d’autres, cela procure une adrénaline bienvenue dans leurs vies rangées, ils se projettent, cela pourrait leur arriver après tout, et puis ils se rassurent, voyons, pas chez eux, leurs enfants ne fréquentent pas les manifestations, leurs enfants ne frapperaient pas des policiers.

Ils boivent des bières et des sodas, ils fument, ils jouent sur les machines, elle reste assise dans un coin. Les toilettes sont à l’arrière, donnant sur une cour où les poubelles s’entassent. L’un d’eux prend la clé et clame, j’accompagne la pisseuse !

Ce n’est pas d’argent dont j’ai besoin, maman. C’est d’autre chose. Quelque chose qui vaut de l’or ici, que je pourrais échanger facilement. Avec ça, j’aurais la paix.