Je suis un anachronisme. Les gens s'en rendent compte et en forment du ressentiment contre moi.
Quand l'ambulance passa, Ignatius se tassa sur le siège et parvint à apercevoir "hôpital de la Charité" en gros caractères bleus sur une portière. La lampe rouge qui tournait sur elle-même sur le toit du véhicule éclaboussa la Renault un court instant tandis que les deux autos se croisaient. Ignatius était vexé. Il avait espéré un fourgon blindé, on ne lui avait envoyé qu'une vieille Cadillac. Il en aurait facilement cassé toutes les vitres.
- Je vois, dis calmement Ignatius. Te sachant congénitalement incapable de prendre une seule décision de cette taille, j'imagine que ce demi-débile d'agent de police t'aura mis cette idée en tête.
- Moi et M.Mancuso, on a causé comme j'avais l'habitude de causer avec ton pauvre papa. Ton papa me disait c'qui fallait faire. Si seulement il était vivant aujourd'hui...
- Mancuso et mon père se ressemblent en cela seulement qu'ils donnent l'impression d'être des individus de peu de poids. Cependant, ton mentor actuel me paraît appartenir à cette catégorie de gens qui semblent croire que tout irait pour le mieux si tout le monde travaillait tout le temps.
- M. Mancuso travaille dur. C'est pas rose tous les jours pour lui au commissariat.
- Je ne doute pas qu'il doive subvenir aux besoins de plusieurs enfants non voulus qui, tous, espèrent être policiers quand ils seront grands, y compris les filles.
- Il a trois gentils petits enfants.
- Je vois ça d'ici.
Mieux valait la prison, à tout prendre. Là, on vous imposait seulement des limites physiques. À l'asile, on tripotait votre esprit, votre âme, votre vision du monde. Cela, jamais il ne le tolérerait.
- […] Avez-vous lu Boèce, ne serait-ce que vaguement ?
- Qui ça ? Oh, mon Dieu. Je ne lis même pas les journaux, pensez.
- Alors vous devez vous mettre à la lecture dès aujourd’hui, je vous ferais un programme. Ainsi serez-vous en mesure de commencer à saisir la crise qui traverse notre époque, énonça solennellement Ignatius. Vous commencerez par les derniers Romains, au premier rang desquels Boèce, bien sûr. Puis vous vous plongerez dans l’étude relativement exhaustive des penseurs du début du Moyen Âge. Vous pouvez sauter sans mal la Renaissance et les Lumières. C’est surtout de la propagande dangereuse. Et, pendant que j’y suis, vous feriez mieux aussi de sauter les Romantiques et les Victoriens. Pour l’époque contemporaine, un choix de bandes dessinées et d’illustrés.
- Vous êtes formidable.
- Je recommande tout particulièrement Batman, car il a tendance à transcender quelque peu l’abominable société dans laquelle il se trouve. Et sa morale est assez rigide. Je dois dire que j’éprouve un certain respect pour Batman.
- […] Crois-tu que je voudrais vivre dans une société collectiviste avec des gens comme cette Battaglia que tu fréquentes, à balayer les rues et à casser les cailloux ou je ne sais quelle autre activité typique de ces malheureux pays ? Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une bonne monarchie solide avec à sa tête un roi plein de goût et de décence et quelques connaissances en théologie et en géométrie afin de cultiver une riche vie intérieure.
- […] Comment pouvez-vous désirer un hot-dog si tôt dans l’après-midi ? Ma conscience ne me laisserait pas vous en vendre un. Regardez à quel point votre teint est hideux ! Vous êtes en pleine croissance, votre organisme a besoin de légumes verts, de jus d’orange, de pain complet, d’épinards, que sais-je ! Je refuse certainement quant à moi de contribuer à débaucher un mineur.
J’ai entrepris de me présenter au bureau une heure après l’heure convenue. De cette manière, je suis beaucoup plus frais et reposé quand je me présente et j’évite la première heure blafarde de la journée de travail, au cours de laquelle mes sens encore engourdis font de toutes les tâches de véritables pensums. Je constate qu’en arrivant plus tard j’ai considérablement amélioré la qualité de mon travail.
Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. (p. 174)
Mais le chef de bureau était d’une telle loyauté, tout de même. Il adorait son travail ingrat et mal payé. Impossible de le flanquer à la porte de but en blanc. Où trouverait-il un nouvel emploi. Et, plus important encore, qui trouverait-on pour le remplacer ?