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Critique de belcantoeu


"Apparitions", dont la méditation sur la nature et la mort se prolonge dans "Assez" et dans certains poèmes en prose, marque un tournant dans l'oeuvre de Tourguéniev car c'est la première fois qu'il aborde le fantastique si on excepte quelques textes de jeunesse où apparait le Diable. Il commence cette nouvelle en 1855 et la termine en 1863 mais elle ne sort qu'en 1864. Il hésite longtemps avant de la publier et il l'a retouchée jusqu'en 1869. Au début, elle était écrite à la troisième personne. Elle se fonde sur un rêve de lévitation fait en 1849, où il se prend pour un oiseau survolant la mer de manière angoissée.
Le récit passe de nuit, moment romantique par excellence, et reprend le thème de l'amour impossible.
Le narrateur se glisse sous les draps en pensant à des tables tournantes. L'ambiance est ainsi lancée. Il est réveillé par une mystérieuse apparition vêtue de blanc qui lui fixe rendez-vous la nuit près d'un vieux chêne autrefois frappé par la foudre : «Je voulus discerner les traits de la femme mystérieuse, mais un tremblement involontaire me parcourut tout entier et une bouffée d'air glacé me frappa au visage. Je n'étais plus couché, mais assis sur mon séant, et, à l'endroit où j'avais cru apercevoir la vision, il n'y avait plus qu'une longue raie de lumière blanche, projetée par la lune».
Le narrateur néglige le rendez-vous et la scène se répète les nuits suivantes jusqu'à ce qu'il se rende au vieux chêne. La femme se déclare la première, d'une manière fort directe: «Je t'aime, sois à moi». «Mais tu n'as pas de corps», répond-il. Elle lui fait répéter "Prends-moi". Une fois ces mots prononcés, elle le prend dans ses bras et l'emmène à haute altitude, à une vitesse prodigieuse. Plusieurs nuits de suite, elle le conduit partout où il veut aller: en Angleterre, à Rome au temps de Jules César, au lac Majeur, à Paris (décrit une fois de plus comme une nouvelle Babylone) puis à Schwetzingen, à St-Pétersbourg… Souvent, le narrateur s'inquiète et souhaite repartir. Elle cherche à le rassurer, mais ne répond pas à ses questions et le quitte à l'aube car elle ne vit que la nuit. Elle dit s'appeler Ellis. Il ne saura rien de plus. À la fin d'une de ces nuits de voyage, elle est soudain épouvantée et se voit attaquée par une nuée sinistre et gigantesque. «C'est elle… nous devons fuir, sans quoi tout est perdu à jamais», dit-elle avant que le narrateur s'évanouisse. Quand il revient à lui, elle est devenue une vraie femme qui meurt à ses côtés en lui disant «Adieu pour toujours». Peut-être a-t-elle été punie pour une transgression. Il espère la revoir les nuits suivantes mais c'est seul qu'il se retrouve près du vieux chêne.
Le plan initial de l'ouvrage désigne les différents chapitres par la destination de chaque voyage, sans un mot sur Ellis. On pourrait croire que celle-ci sert de raccord entre les lieux longuement décrits, à la manière de la musique de raccord entre les parties des Tableaux d'une exposition de Rimski-Korsakov, s'il n'y avait ce climat d'érotisme occulte rappelant Clara Militch et les sensations de l'être volant, «anticipation de la condition de l'homme de l'au-delà» dont l'âme aurait quitté la pesanteur de son enveloppe habituelle sous l'effet d'une contrainte magique. Dans l'une de ces descriptions, les étangs de la campagne romaine vus du haut du voyage aérien sont comparés par exemple aux fragments d'un miroir brisé épars sur le parquet.
Voici quelques extraits significatifs:
«Ou veux-tu aller me demanda-t-elle ? - Tout droit devant nous. - Mais voici une forêt.
- Passons au-dessus. Aussitôt nous nous élevâmes en tournoyant comme la bécasse qui gagne la cime d'un bouleau, puis nous reprîmes la ligne droite. Ce n'étaient plus les herbes, c'étaient les sommets des grands arbres qui semblaient glisser sous nos pieds: Etrange spectacle que cette forêt vue d'en haut avec ses sommets hérissées qu'éclairait la lune! On eût dit un énorme animal étendu, endormi et ronflant avec un grondement sourd et indistinct: Par moments nous passions au-dessus d'une cIairière, et je voyais la ligne d'ombre dentelée que projetaient les arbres. de temps en temps un lièvre faisait entendre son cri plaintif dans le fourré. Plaintif aussi était le cri de la chouette qui passait à nos côtés. L'air nous apportait les senteurs de la livèche, des champignons, des bourgeons se gonflant sous la rosée. La lumière de la lune se répandait autour de nous, froide et sévère; et la Grande Ourse scintillait gravement au-dessus de nos têtes».
«Des montagnes, toujours des montagnes... Je compte cinq, six, dix nuances différentes, des couches différentes d'ombre sur les gradins des montagnes, et la lune rêveuse règne par-dessus toute cette diversité silencieuse...
- Ellis, tu dois aimer ce pays !
- Je n'aime rien.
- Comment cela, et moi ?
- Oui, toi, répondit-elle sur un ton indifférent.
Il me semble que son bras serre ma taille plus fort.
- En avant, en avant, dit Ellis avec une sorte de passion froide.
- En avant, répété-je».
«Une odeur d'orangers m'entoura... Je me mis à descendre, à descendre vers un splendide palais de marbre... Isola bella, dit Ellis, Lago Maggiore».
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