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Critique de Feuillesdejoie


Écrire une courte analyse critique du Tao Te King est une gageure dont je mesure bien l'absurdité mais ce livre a tenu une telle place dans ma vie, et aujourd'hui encore, que la tentation finalement l'emporte sur la réticence.

Premièrement pour dire que son rédacteur présumé Lao Tseu (Lao Zi) est probablement l'un des auteurs les plus plagié de la planète. On le cite à tout bout de champ, mais plutôt mal en général. Souvent les extraits choisis sont utilisés dans un contexte si éloigné de leur terreau d'origine qu'ils en perdent toute consistance. Non moins régulièrement on se contentera d'inventer de toute pièce un piètre aphorisme qu'on attribuera royalement au vieux sage perché sur son buffle. Rajoutée sous n'importe quelle niaiserie, la signature de Lao Tseu en impose. Mais finalement, en dernier lieu, le cas le plus fréquemment rencontré est une simple incompréhension profonde du texte originel. Car il y a bien sûr cent façons d'entendre le fameux Tao, mais comme il semble le penser Lao Tseu lui-même, il en existe mille autres de ne rien y comprendre. Ne lit-on pas à l'ouverture du verset 70 :

« Mes paroles sont très facile à comprendre et très facile à mettre en pratique
Pourtant personne ne les comprend et personne ne les pratique... »

Il existe tant de raison à cela ! La difficulté, toujours actuelle, de « poser » une traduction des ces idéogrammes chinois dont la complexité sémantique est bien réelle. Ou la difficulté à cerner la personnalité de son auteur, au sujet duquel de nombreuses polémiques circulent (on ne sait rien de définitif sur un supposé personnage réel ayant rédigé les 81 verset du Tao Te King). Sans parler de notre ignorance quasi totale, du moins jusqu'à ces dernières vingt années, des cultures asiatiques dont la diffusion en Occident est restée, fort longtemps, qu'une affaire de spécialistes et de passionnés. A moins qu'il ne s'agisse que d'une pure question d'état d'esprit ?

Car paradoxalement, depuis que je fréquente ce livre et ses lecteurs, j'ai remarqué que rien ne semble entraver, en réalité, une saisie instinctive et immédiate du texte. Aussi singulier soit-il, on le capte ou ne le capte pas, c'est aussi simple que cela. Parfois la magie opérera du premier coup, parfois au hasard d'une relecture, qu'importe ! Soudain tout nous devient clair et évident. Expliquer aux autres ce que l'on ressent alors, ce qu'on a véritablement compris et traduire cela en langue de Descartes est une autre histoire. Lao Tseu nous avait prévenu dans le verset 56 « Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas ». Cela dépasse le simple problème de la restitution de la connaissance (notamment livresque) par la parole. Ce que semble suggérer Lao Tseu c'est que les deux façons d'être ne se chevauchent pas. le peu que l'on pourrait apprendre serait essentiellement une saisie implicite, intériorisés, et intraduisible par un discours logique. C'est un des paradoxe majeure du Tao Te King : il prend le risque de nous introduire par écrit à une pensée qui exclut majoritairement l'usage de l'écrit et du discours. Certes l'idéogramme chinois n'est pas le mot latin, ou grec, et il demeure sémantiquement plus riche et plus « mystérieux ». Mais cela explique en tout cas pourquoi le langage spécifique du Tao Te King utilise à outrance des formes qui défient continuellement la logique ordinaire («  On pétrit l'argile pour en faire un vase, mais sans le vide interne, qu'en ferai-t-on ? » verset 11) .

C'est en réalité une sorte de virus qui s'attaque sans pitié aux logiciels cognitifs les mieux dissimulés de notre disque dur culturel, dont la logique est étroitement associée à l'usage constant d'une pensée dualiste, pour ne pas dire manichéenne. Lao Tseu est une sorte de boxeur sémantique qui cherche essentiellement à nous faire perdre notre équilibre « logique ». Une fois la sacro-sainte raison à terre, on peut enfin comprendre. le Chan puis le Zen ne sont plus très loin. Pour Lao Tseu, « le grand carré n'a pas d'angle » (verset 41) et Pythagore, qui fut globalement son contemporain, en eut peut être avalé sa barbe malgré sa connaissance des arts ésotériques de son temps. La pensée qui traverse le Tao Te King échappe en tout cas à toute logique aristotélicienne classique.



De mon point de vue, le Tao Te King est la précieuse et très rare relique d'une pensée qui a du dominer le monde avant l'utilisation massive de l'écrit et du type de pensée dualiste qui l'a partout accompagné, au moins en Occident. Il s'agit d'une sorte de « pensée néolithique » ayant survécu par miracle aux aléas de la brusque émergence de la pensée logique et discursive. Bien plus qu'une énième introduction à la culture chinoise, c'est plutôt à ce titre que j'emmènerais, sans hésiter une seconde, ce livre sur une île déserte. Il me serait alors plus utile que n'importe quel autre afin de retrouver mon équilibre intérieur.

Aborder le Tao Te King en étant au fait de la langue et de la culture chinoise ne sera que le privilège de quelques uns. Qu'il n'en détourne pas, pour autant, tous les autres. Pour tout dire la pensée taoïsme ne fait pas grand cas de la culture comme nous l'entendons aujourd'hui. Pour Lao Tseu, elle nous sépare le plus souvent des réalités triviales qui nous laisseraient apprécier notre véritable condition humaine. « Heureux les simples d'esprit «  disait Jésus « le royaume de dieu leur appartient ». Lao Tseu dit à sa façon qu'aucune culture particulière n'est nécessaire à celui qui a décidé de suivre la voie du Tao . Il fut de bon ton, à une certaine époque et dans une certaine intelligentsia de critiquer le Tao Te king parce qu'il préconisait, pour leur bonheur, de laisser les foules dans l'ignorance plutôt que de les instruire. On sait pourtant aujourd'hui ce qu'il advient des petits peuples libres dont on force l'adhésion à un système « civilisateur » : ils disparaissent sans laisser de traces. Les petits esquimaux groenlandais de 2012 reçoivent une instruction « normale », hélas ils s'ennuient désormais chez eux et ne parviennent même plus à vivre selon les lois de leurs pères. Lao tseu nous disait peut être qu'il valait mieux laisser à l'écart de la civilisation les peuples qui n'avaient pas envie de la rejoindre. C'est à méditer.

On oublie aussi de rappeler (ce qui curieusement ne semble pas avoir retenu l'attention de nos intellectuels) que le Tao Te king est un texte extrêmement critique vis à vis de la violence, des armes, ainsi que des pouvoirs qui s'exercent de façon coercitive. En cela il fonde une d'anarchie spontanée et originelle, sans dieu ni maître certes, mais où les lois naturelles fondamentales, et donc celles du fameux Tao, sont les seules à valoir d'être prises en compte. le 20ème siècle n'a donc pas inventé l'écologie et Lao Tseu, qui ne fait que contempler, pendant l'antiquité chinoise, les prémices des civilisations à venir, a déjà compris ce qu'il adviendrait, avec elles, du Tao, de la nature et du naturel. le taoïsme n'hésite pas à nous mettre en garde : en dernier lieu «  le ciel et la terre ne prennent pas en compte les préoccupations humaines. Ils traitent tous les êtres vivants comme des chiens de paille » (verset 5). Ce genre d'assertion n'est effectivement pas de nature à susciter la bienveillance de nos élites...

En un mot comme en cent, trente ans après l'avoir ouvert pour la première fois avec une moue dubitative, je continue de penser que le TaoTe King est un des livres les plus révolutionnaire qui n'ait jamais été écrit. En France, il va du Tao Te King comme des rapports amoureux. Plus on en parle... Souvent cité, il est assez peu lu. Sur une communauté aussi large que celle de Babelio, seules 44 personnes l'ont ouvert. C'est peu et c'est dommage. le commentaire que l'on entend le plus souvent dans la bouche du lecteur qui se lance est « Je n'y comprend rien, c'est du chinois ». C'est tout à fait normal. Contre Jean-François Billeter et avec François Jullien, je crois à la singularité de la pensée chinoise, ici à son paroxysme dans la pensée taoïste. Il n'existe pourtant aucun pré-requis à sa découverte. le Tao navigue à sa guise. Mais ouvrir le Tao te King (ou les aphorismes de Tchouang tseu, plus tardifs) au risque d'en saisir le sens, est , n'en doutons pas, un exercice périlleux. Il pourrait fondamentalement changer votre vision du monde, rien de moins.
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