Les Aventures de Tom Sawyer - Les Aventures de Huckleberry Finn

— Ton vieux père y sait pas encore c’qu’y compte faire. Des fois y s’dit qu’y va partir, et puis après y s’dit qu’y va rester. L’mieux à faire, c’est d’rester ben tranquille et d’laisser l’vieux trouver son prop’ chemin. Y a deux anges qui sont là à lui voler autour d’la tête. Y en a un qu’est blanc et brillant, et l’aut’ qu’est noir. Le blanc lui dit d’ben s’comporter au moins un p’tit moment, et puis l’aut’ s’pointe et fait tout s’écrouler. Pour l’moment, y a personne qui peut dire l’quel des deux va gagner. Mais ça ira pour toi. Tu vas connaître un bon paquet d’ennuis, dans ta vie, et un bon paquet d’joie. Des fois, tu vas t’blesser, et des fois, tu vas tomber malade – mais à chaque fois, tu t’en r’mettras. T’as deux donzelles dans ta vie qui volent autour d’toi. Une qu’est claire et l’aut’ qu’est sombre. Une qu’est riche et l’aut’ qu’est pauvre. Tu vas d’abord t’marier avec la pauvre, et puis après avec la riche. Tu dois t’méfi er d’l’eau autant qu’tu peux, et pas courir de risques, au cas où tu s’rais pré destiné à t’faire pendre.

Tom redevint tout à coup un héros. Les gens âgés le comblaient d’éloges, les jeunes l’enviaient. La presse s’efforça de rendre son nom immortel, car le journal de Saint-Pétersbourg le porta aux nues. Certains jaloux, qui feignaient d’admirer son courage, allèrent même jusqu’à prédire qu’il serait président de la république un jour ou l’autre, s’il ne lui arrivait pas d’être tué par Joe l’Indien avant d’avoir atteint l’âge légal.

Ainsi que cela se voit souvent, le public se mit sans transition à penser du prétendu meurtrier autant de bien qu’il en avait dit de mal. Du reste, ce revirement d’opinion fut justifié. La leçon avait été trop terrible pour que Jack Potter n’en profitât pas ; s’il ne cessa pas de boire, il cessa de s’enivrer.

Tom eut donc des jours tissés d’or et de soie ; mais il passait des nuits affreuses. Joe l’Indien, l’œil menaçant, un couteau à la main, le poursuivait dans ses rêves. Pour rien au monde il ne se serait décidé à sortir après le coucher du soleil. Le pauvre Huck éprouvait les mêmes tribulations, car son ami avait tout raconté à l’avocat la veille du grand coup de théâtre, et il craignait que son rôle dans l’affaire ne vînt à être connu, bien que la fuite du coupable l’eût dispensé de figurer comme témoin au procès. Le défenseur de Potter, il est vrai, avait promis de garder le secret. La belle garantie ! Puisque la conscience bourrelée de Tom l’avait traîné à contre-cœur chez l’homme de loi au milieu de la nuit et avait arraché un aveu téméraire à des lèvres qu’un formidable serment aurait dû tenir cadenassées, sur qui pouvait-on compter désormais ?

Jim commençait à flancher.
— Une porcelaine, Jim ! Un sacré beau calot !
— Oh ! Ça c’est une fichue chouette bille, pour sûr ! Mais m’sieur Tom j’a sacrément peur d’la vieille m’dame…
— Et en plus, si tu veux, je te montrerai mon sale orteil tout mal en point.

Jim n’était pas surhumain… Il ne put résister à la puissance de cette dernière attraction. Il posa son baquet, prit le calot et se pencha sur l’orteil avec un intérêt considérable cependant que Tom défaisait son bandage. L’instant d’après il détalait dans la rue avec son baquet, et l’arrière-train endolori ; Tom passait vigoureusement la clôture à la chaux ; et tante Polly se retirait du théâtre des opérations, une pantoufle à la main et l’œil gonflé de triomphe

Les soirs d’été étaient longs. Il ne faisait pas nuit, pas encore. Tom testa son sifflement. Devant lui, il y avait un inconnu… un garçon un poil plus grand que lui. Quel que soit son âge, quel que soit son sexe, un nouveau venu était une curiosité phénoménale dans le pauvre petit village miteux de St. Petersburg. Ce garçon était bien habillé, qui plus est… bien habillé pour un jour de semaine. C’était tout simplement stupéfiant