Citations sur La lettre de Conrad (22)
Tu savais que la terre avait au moins deux ou trois mille millions d'années, qu'elle durerait jusqu'à ce que le soleil refroidisse et qu'alors toute trace de vie disparaîtrait. L'homme civilisé, au regard de l'éternité, n'existait que pendant l'espace d'une seconde et une autre seconde suffirait pour qu'il disparaisse à jamais, avec toutes ses œuvres : de Rembrandt à Michel-Ange, d'Homère à Shakespeare.
Quand je te reprochai d'avoir là une vision désespérée de l'existence - si toutefois tu disais la vérité - qui ne pouvait que conduire au suicide et que je te demandai comment tu faisais pour affronter la vie, tu me répondis que, bien qu'au regard de l'univers aucun être humain n'eût d'importance, il n'en restait pas moins vrai que certaines choses comptaient au niveau de la vie personnelle. Les relations humaines par exemple, en particulier l'amitié, l'amour, la loyauté, l'honnêteté, la beauté, la vérité et la compassion. Cela aussi n'était qu'illusion mais donnait en quelque sorte un sens à la vie.
Quelle chance d'avoir une mère aussi merveilleuse, qui était capable de montrer qu'elle t'aimait et qu'elle m'aimait aussi parce que j'étais ton ami!
Pour ma part, je me fichais bien que tu fusses juif, hindou, noir, vert ou blanc, tout ce que je voulais, c'était te parler et devenir ton ami.
J'avais même élaboré une théorie – je parle au passé maintenant – dans laquelle j'affirmais que que seules étaient belles les femmes que l'on avait envie de déshabiller, dont on avait envie de toucher les seins, les fesses, les cheveux. Les femmes que l'on avait envie de sentir, de lécher. Cela pouvait être une prostituée ou une duchesse, peu importait.
La trop grande beauté peut avoir un effet antiérotique.
Mais qui, visitant Venise, les Pyramides, le Colisée ou le château de Versailles, se soucie aujourd'hui des centaines et des milliers d'êtres humains, alors sacrifiés, massacrés ou qui sont morts du typhus pour que quelques privilégiés puissent jouir de leur petite existence ? Tu disais toujours que c'était une question de chance et pas autre chose. Que la chance jouait même avant la naissance : le bon spermatozoïde et le bon ovule ; les parents, nantis ou pas ; le lieu où l'on vit (quelle chance aura un génie élevé dans un village indien misérable ?) ; le médecin qui convient, l'avocat qui convient, l'éclairage qui convient pour traverser la route de nuit, les personnes que l'on rencontre, les bons professeurs, etc., tout est une question de chance. L'homme le plus intelligent peut être tué par une tuile qui tombe d'un toit, tandis que son voisin, un parfait abruti, aura la vie sauve. Notre existence entière est tributaire de la chance et de rien d'autre.
Mon cher Hans, comme nous savons peu de choses sur autrui !
Il y a quelques années, à un bal, j'ai rencontré une jeune fille. Elle avait dix-sept ans. Toute vêtue de blanc, elle descendait un grand escalier en dansant. Elle était non seulement belle, mais très intelligente. Je tombai aussitôt amoureux et dansai avec elle jusqu'à deux heures du matin. Ce fut une soirée merveilleuse. Elle avait l'air si gaie et si heureuse ! Et pourtant, à cinq heures, trois heures plus tard, elle se suicida parce que l'homme qu'elle aimait l'avait abandonnée. Je ne m'étais douté de rien. Tout au long de la soirée, malgré sa gaieté apparente, l'idée du suicide ne l'avait pas quittée. Je n'ai jamais oublié cette leçon.
Certains affrontent la mort avec indifférence, non parce qu’ils sont courageux, mais parce qu’ils ont moins d’imagination.
Non, la beauté a besoin du silence absolu. Un seul mot peut tout gâcher.
Après tout, sans amitié, qu’y a-t-il d’autre dans la vie ? La célébrité ? Oui. La gloire ? Oui. Mais quelle joie, quel plaisir réel peut-on y trouver si on ne peut les partager ?