Adèle

Je devais poursuivre mes activités paroissiales, honorer de ma présence toutes les réceptions et tenir mon rang d’épouse sans faillir. À cette dernière fonction, il incluait la maternité. Lui donner un fils faisait partie de mes devoirs.

L’inspecteur Dumoire pouvait compter sur les Mesvinois pour établir un procès à leur sauce, ça y allait bon train ! L’imaginaire collectif endossait la robe de magistrat. Il fallut la préparation d’un vrai procès et un autre drame pour tempérer les élucubrations populaires.
Comme toutes rumeurs, celle d’Antoine Griset, l’assassin-violeur, finit par s’étioler. Elle subsistait, décolorée, affaiblie, murmurée, mais elle subsistait. Une rumeur, hélas, ne se fane jamais.

L’été 1938 touchait à sa fin. Partout, on parlait d’un conflit probable avec l’Allemagne, pourtant, les blessures de la Grande Guerre n’étaient pas encore cicatrisées. Le peuple, très affaibli, en deuil d’une partie de ses hommes jeunes, appauvri à l’extrême, redoutait ces rumeurs alarmantes. Une nouvelle guerre dans ce contexte économique et social s’annonçait perdue d’avance. La neutralité de la Belgique revenait sans cesse au centre des conversations, les gens s’y accrochaient, cherchant à se rassurer, car les projets d’invasion de la Pologne par les Allemands signifiaient leur hostilité. Nous n’étions à l’abri de rien malgré la diplomatie du roi Léopold III. Nous trouvions du réconfort dans la position pacifique du pays.
Nous étions aveuglés par les œillères de l’impensable.

J’arrivai à New York affaiblie. Tyler Evans, le vigneron en charge de me fournir l’hébergement en plus des ceps, m’attendait sur le quai en brandissant un panneau à mon nom. Je dus rassembler l’ensemble de mes forces avant de me diriger vers lui. Mes jambes flageolaient. Malgré la terre ferme, je ressentais encore les ondulations du navire.
— Enchanté de vous accueillir aux États-Unis d’Amérique, chère Madame. J’espère que vous avez fait bon voyage.

Je demandai à Monsieur Seret de m’éduquer sur la culture de la vigne. La botanique n’étant pas sa matière de prédilection, il se procura des ouvrages spécialisés. Nous les parcourions ensemble, mon enthousiasme l’avait contaminé.

J’ai épousé le comte Jean-Mathieu de Brizan du Puy le 17 juillet 1937. C’était un samedi, il faisait beau, j’avais dix-huit ans.

Antoine Griset aimait les chiens. Ce matin-là, vers 6 heures, il promenait son épagneul breton aux alentours des carrières de la Malogne. Habituellement, il allait plutôt du côté de Nouvelles, le long de la Wampe, le chien adorait tremper ses coussinets dans le ruisseau. Seulement, ce matin-là, allez savoir pourquoi, il s’est dirigé vers le sous-bois près de Cuesmes. Le chien s’appelait Gamin. Antoine Griset appelait tous ses chiens Gamin, sans distinction entre mâles et femelles. Ce Gamin-ci était son cinquième, il avait six ans et l’ardeur propre aux épagneuls. Éduqué à l’écoute, il réagissait au moindre claquement de langue ou sifflement de son maître. Antoine avait le don de rendre les chiens dociles. À force de patience, il obtenait d’eux à peu près tout ce qu’il voulait. En cas de désobéissance, il recourait rarement à la sanction, il lui suffisait de brandir un bâton et le chien s’allongeait, tête baissée en signe de soumission. L’homme et le chien formaient un duo indissociable, complice, uni par la confiance.