Le message est de Lello, aucun doute. Preuve en est cette avalanche de points de suspension et les majuscules. Je n'ai jamais vu Lello utiliser de virgule ou de point, il ne connait que les points de suspension. Quand il écrit, on dirait un moteur qui n'aurait qu'une vitesse: il est tout de suite en surrégime (les majuscules) et doit vite débrayer (points de suspension).
Je suis désolée, Pietro. Une journée pareille me rappelle une expression de mon grand-père : si aujourd'hui était un poisson, je le rejetterais à la mer.
Ainsi, lui ai-je dit, on part d'un être solitaire, qui en soi est assez commun, pour obtenir une matière rare et difficile à atteindre. Pour obtenir cette matière rare, l'être solitaire est détruit, car les procédés d'extraction des terres rares comportent l'élimination de toutes les autres composantes au moyen d'acides ou d'autres substances très agressives. Donc, quand on arrive à récupérer la matière difficile à atteindre, l'être solitaire n'existe plus. Et c'est à peu près ce qu'il se passe, lui ai-je dit, quand les gens traversent une expérience qui rend leur vie unique, comme l'amour, l'art, la thérapie ou, j'imagine, la foi. (p425)
Oh que je l'ai attendu en poche celui-ci !!! C'est devenu une obsession. J'ai lu Chaos Calme du même auteur il ya quelques années et je ne sais plus trop pourquoi maintenant, mais il m'a marqué. Je referme Terre Rare avec la même impression. C'est un roman à l'écriture rythmée qui sait parfaitement retranscrire les émotions de Pietro Paladini anti-héros qui fuit sa vie chaotique. J'aime la plume de cet auteur sans trop savoir ce qui m'attire réellement. J'aime le personnage principal, le charme du paysage italien... C'est à la fois nerveux et humain. Je crois que je me reconnais dans les interrogations de Pietro, dans sa manière d'appréhender la vie...Bref ce roman m'a touché.
Le voici donc Jürgen, et sa faiblesse. Au fond, il serait presque attendrissant dans cette façon de rêver à la place de ses enfants, sans associer – du moins en ce moment – à ce symbole de statut social d’autres utilisations ou plaisirs. Et pourtant, non, je n’éprouve aucune tendresse à son égard. Il continue plutôt à me faire pitié, et de plus en plus, ce qui ne m’arrive pas souvent avec un client et, à vrai dire, n’est pas une bonne chose, parce qu’on risque de se montrer moins ferme dans la négociation et de manger son bénéfice. Qu’est-ce que je disais, le voici qui sort de sa torpeur et revient à la charge pour obtenir un rabais. Mais sa requête n’a rien de convenu. En effet, tout le monde marchande et avec succès, vu qu’il est beaucoup plus avantageux d’accorder une petite réduction que d’immobiliser une voiture sur le parking un ou deux mois supplémentaires. Non, il me le demande à titre amical, comme s’il s’agissait de lui faire un cadeau personnel, au nom de ses enfants, de sa femme, de leur harmonie familiale, toutes choses qui devraient, allez savoir pourquoi, me tenir à cœur. Sauf que dans ce cas, eu égard à la situation, la pitié produit l’effet contraire, c’est-à-dire qu’elle me conforte dans mon inflexibilité : je ne baisse pas le prix d’un euro et ne propose pas de lui racheter sa Passat break turbo-diesel chargée de kilomètres, que d’entrée de jeu je n’ai acceptée qu’en dépôt-vente – tout cela dans l’espoir qu’un sursaut de lucidité ou même de simple fierté révèle à Jürgen que cette fin de non-recevoir de ma part est inouïe et inacceptable, surtout par les temps qui courent (chute de vingt-quatre pour cent des immatriculations cette année, selon l’évaluation de ce mois, nous voici revenus au même niveau de ventes qu’en 1979), qu’il tourne les talons, oubliant le Grand Cherokee qui ne lui sera d’aucune utilité et qu’il décide d’acheter, pour beaucoup moins cher, une Scénic neuve chez le concessionnaire (ou un Qashqai, s’il lui en coûte trop de renoncer au 4 x 4), qui lui offrira une reprise avantageuse de sa voiture, des bonus écologiques, une réduction supplémentaire pour tout achat signé avant la fin du mois et un prêt à taux zéro avec première mensualité en janvier. Impossible, me dis-je, que cette solution banale ne subsiste dans quelque recoin sombre de son cerveau, et la dureté de mes refus n’est qu’une façon de lui tendre la lanterne qui éclairera ledit recoin, de manière à ce qu’il examine cette solution et se soustraie à l’impératif de luxe malsain qui le guette pour l’instant. Je ne le fais pas pour son bien, mais, je le répète, poussé par la pitié que j’éprouve à le voir se débattre dans le gouffre d’une tentation aussi aberrante.
Le sujet du jour, c’est l’alerte écrevisses. Tous les journaux en parlent et pas seulement à la rubrique régionale de Rome. Les écrevisses tueuses de Louisiane. Le ton est à l’inquiétude parce que cette espèce particulière, importée de Louisiane il y a une quinzaine d’années par un éleveur du lac de Bracciano, a proliféré dans tout le Latium grâce, paraît-il, à sa capacité immodérée de se reproduire. De fossé en fossé, de rigole en rigole, elles sont remontées jusqu’à la décharge de Malagrotta, et de là, toujours selon la presse, elles ont donné l’assaut à Rome la nuit dernière, traversant la via Aurelia à la hauteur du kilomètre treize, ce qui n’est pas allé sans provoquer de sérieux problèmes. On déplore un carambolage en chaîne entre des véhicules incapables de freiner, nous dit-on, sur l’asphalte tapissé de ces monstres rouges. D’après les journaux, la Province installe d’imposantes clôtures, la gendarmerie est sur le terrain et les écologistes crient au danger pour l’équilibre de l’écosystème, pendant que l’on redoute de nouvelles attaques dans les prochains jours. Tel est le tableau dans les médias.
Le sujet du jour, c'est l'alerte écrevisses. Tous les journaux en parlent et pas seulement à la rubrique régionale de Rome. Les écrevisses tueuses de Louisiane. (début du livre)