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Critique de michfred


« Il m'avait laissé seul à seul avec la parole, avec le désordre de la parole et mille pensées s'embouchant comme dans un entonnoir dont, peut-être, il essayait de comprendre les lois internes de sélection »

C'est ça, exactement ça, le dernier livre de Tanguy Viel : il nous laisse seul avec le désordre de la parole. La parole d'un homme.

Celle de Martial Kermeur, un rude finistérien, ancien ouvrier de l'arsenal de Brest qui a tout perdu dans une arnaque immobilière : sa femme, l'admiration de son fils, son vieil ami, sa prime de licenciement substantielle, sa propre estime de soi.

Martial Kermeur, un brave homme - un homme brave qui après tous les coups subis relève la tête, part en mer avec le responsable de tous ces malheurs et le tue.

Martial Kermeur, un meurtrier. Un meurtrier qui se livre sans détour à son juge. Martial Kermeur, un homme bouleversant.

Toute la puissance, toute la force du livre est dans cette parole libre, bousculée, anarchique, parfois labyrinthique.

Une parole qui dit la Bretagne désolée par le chômage et le gros temps, la Bretagne venteuse et maritime des pêcheurs de la presqu'île, la Bretagne des petites gens qui sont aussi de grandes âmes, la Bretagne des taiseux qui soudain se dénouent à coup de whisky, la Bretagne des hommes rudes soudain attendris par le regard d'un enfant, la silhouette d'une femme aimée, le désespoir d'un vieux copain.

On est capté, pétrifié par la justesse des images. Par cette remarque sur la rade de Brest : « on sent qu'on peut y perdre son âme, en tout cas qu'elle glisse sans mal dans les branches des arbres, dans le camaïeu de vert qui borde l'eau et les murets de pierre, qu'elle est prête à se perdre dans l'étendue plane et les dunes pierreuses qui hésitent où finir »

Ou par cette formule lapidaire : « En un sens, la rade, c'est l'océan moins l'océan ».

Par la qualité de l'observation : ainsi celle des mouettes, guetteuses insatiables de poubelles qui obligent les finistériens à dormir jusqu'à l'aube avec leurs ordures.

Par de rares moments d'ironie gouailleuse : « je pouvais voir sa voiture de sport qui brillait dans le soleil puisque oui, voyez, il y avait du soleil – il y a du soleil ici quelquefois »

Mais là où cette parole libre atteint des sommets c'est quand elle s'attarde sur la communication entre les êtres. Ainsi quand Kermeur évoque un dialogue plein de non-dits entre lui et son fils : « Dans le silence on partageait bien assez nos pensées, quand le langage lui-même est inutile, puisqu'il n'y a rien de plus à dire, rien de plus à comprendre, du moins si comprendre c'est faire une phrase qui justement s'articule et s'éclaire avec des « donc » et des « alors » , mais non, comprendre là-dedans, j'ai dit au juge, c'est plutôt ressentir profondément, là, oui, là, et alors j'ai mis le doigt non pas sur le coeur, non pas sur le front, mais sur l'estomac, là, en dessous du plexus, oui, là, comprendre, ça fait une douleur que les hommes je vous jure, connaissent depuis l'Antiquité, sans trop savoir jamais si ça brûle ou pique ou détruit ».

Je peux relire cent fois des phrases comme celle-ci : elles me terrassent par leur force, leur opiniâtreté, revenant, insistantes et modestes à la fois, frapper où ça fait mal et où ça sonne juste. Pas besoin de « donc » et de « alors » pour être convaincu, atteint, bouleversé.

L'autre force du récit est que le lecteur s'identifie au personnage quasi muet du juge, dont parfois Kermeur, reprenant haleine, transcrit les rares propos, note les gestes ou les réactions.

Comme le lecteur, l'homme de loi reçoit cette parole brute qui n'est jamais une parole de brute, il écoute et se fait son intime conviction- comme le lui recommande l'article 353 du code civil.

Un face à face extraordinaire, qui fait du lecteur un juge en puissance. Une immersion dans la langue, le coeur, la pensée le « là » -coup sous le plexus- d'un homme, d'un homme brave, d'un homme vrai.

Un tour de force. Un très grand livre !






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