A contre-courant des contes de fées,
Sarai Walker imagine un roman gothique où les jeunes femmes meurent lorsqu'elles perdent leur virginité. le mariage, loin d'être l'aboutissement d'une série d'épreuves et d'une belle histoire d'amour, devient alors l'ultime halte.
"Cela aurait dû être le premier jour du reste de leur vie. Au lieu de cela, c'était le dernier"
Dans une demeure fastueuse, surnommée le "gâteau de mariage" vivaient six jeunes filles à marier. C'est du moins le destin prévu dans les années 1950 pour les riches héritières aux prénoms de fleurs, de la famille Chapel qui a fait fortune dans le commerce des armes.
Le travail des femmes n'est pas envisageable à cette époque, surtout dans les classes les plus aisées où les femmes servent à donner des héritiers à leurs époux et à présenter une image de la famille parfaite.
Sauf que M. Chapel, dans sa précipitation à trouver une épouse, a fait le mauvais choix en épousant Belinda qui le déteste : "Je n'ai jamais aimé ton père ; pas même bien aimé. Je n'aimais pas son visage, ou sa façon de parler, ou son odeur, rien chez lui. J'ai pleuré pendant des jours avant le mariage."
Belinda est présentée comme une mère mentalement perturbée, fille et petite-fille de femmes mortes pendant l'accouchement, affectée d'une sensibilité exacerbée qui lui fait croire que la maison est hantée par ceux qui sont morts à cause des armes de la famille.
Cette maison de conte de fées, dont les chambres sont décorées de grappes de fleurs peintes, habitées par des jeunes filles exubérantes ne ressemble pas pour elle à celle du Dr March et de sa famille, mais à une demeure lugubre payée au prix du sang.
Pour ce personnage,
Sarai Walker s'est inspirée de Sarah Winchester, qui, devenue veuve et héritière du fabricant d'armes, se consacra à la construction d'une maison pour accueillir les fantômes des victimes des armes Winchester.
C'est sur elle que repose l'atmosphère gothique qui infuse dans le roman alors qu'elle déambule dans ses longues robes blanches, parle aux fantômes, semble ignorer l'existence de ses filles ou au contraire prononce des avertissements sinistres.
En jouant avec les codes de la littérature gothique, l'auteure jongle également avec les propositions freudiennes de l'hystérie féminine.
Pour la société patriarcale et rationnelle de 1950, la folie est la seule hypothèse plausible et le corps des femmes le seul responsable.
"Pour lui, je le savais, la mort de mes soeurs avait l'aura de quelque chose de strictement féminin et par conséquent honteux. Parler de ce qui s'était passé aurait été comme discuter de sexe ou de menstruations ou de choses que l'on n'abordait pas très souvent en public, ni d'ailleurs en privé, du moins à cette époque. Ce qui était arrivé à mes soeurs était donc devenu un sujet tabou. "
Entre créatures surnaturelles et communication avec les morts, s'ajoute cette part d'implicite qui transforme Belinda en féministe opprimée . Ce qui n'est pas dit à propos de Belinda est immédiatement perçu par les lecteurs. le monde des hommes est systématiquement associé à la violence, d'abord parce qu'ils fabriquent et utilisent les armes pour tuer, mais aussi parce qu'ils se livrent à des actes de violence sur le corps des femmes pour les soumettre.
On sait que le mariage lui a été imposé, que ses talents d'artiste n'ont servi qu'à décorer les chambres des filles et qu'elle n'a pas développé d'instinct maternel. On devine aisément que chacune des filles est née du viol de Belinda par son mari, à cette époque où les femmes ne pouvaient pas disposer de leur corps. Comment mesurer le désespoir de cette femme dont les talents ont été sacrifiés et à qui on a imposé des fonctions qu'elle ne voulait pas assumer ?
Les confidences faites à sa fille témoignent de sa répulsion au cours des relations sexuelles imposées et de son sentiment de dépossession et de spoliation.
" Tu ne comprends pas ce qu'est réellement le mariage. Comment, une fois mariée, tu appartiens à un homme et cesse d'être toi-même."
Le mari, les médecins, les fiancés des filles représentent une société patriarcale , qui ne considère pas la parole des femmes et la musèle à la moindre tentative de libération en la sanctionnant par l'enfermement.
La fuite est l'unique solution pour Iris. Elle survit grâce à sa haine des hommes mais ceux-ci la condamnent à l'internement. Non seulement elle était réceptive aux avertissements de sa mère, mais elle a suivi ses préconisations et a affirmé son identité.
Iris devenue artiste, homosexuelle et sans enfants incarne la revanche de sa mère.
Sarai Walker a déclaré s'être inspirée de l'artiste Georgia O'Keeffe pour la fausse biographie de Sylvia Wren, notamment pour l'érotisme de ses fleurs. Dans le roman, contrairement au modèle, la dimension sexuelle est totalement revendiquée. Dans la dernière partie, Sylvia/ Iris évoque ses toiles érotiques en rendant hommage à Lola "qui est le seul corps de femme que je connais en dehors du mien, mon paysage favori. Elle et notre histoire d'amour sont exposées dans des musées du monde entier."
De même elle date la découverte de sa sexualité, et de son inspiration artistique, d'un dessin de sa soeur Daphné qui avait représenté le sexe de son amie Veronica sous la forme d'un iris.
Calla, l'une des six soeurs, déclare que le sang et la douleur sont le destin des femmes, et plus encore de celles de la famille. Sa soeur lui répond : " Te frotter à la tige d'une rose ne t'endormira pas, te frotter à celle d'un homme, si."
Après la mort des deux soeurs aînées, la malédiction familiale semble admise par les survivantes qui ont conscience que la première relation sexuelle leur sera fatale. Malgré cela, la question se pose pour les soeurs comme pour l'auteure en un clin d'oeil amusé à ceux qui l'accuseraient d'ostracisme envers les hommes : " C'est quoi, une vie sans amour ?"
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