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Critique de oblo


Debout au milieu de ses livres, un vieil et honorable libraire s'entend dire par un jeune homme, employé quelques jours auparavant, que ce dernier ne reviendra pas travailler les jours suivants. Dans cette scène d'ouverture se trouve cristallisée une partie des thématiques de ce roman. D'un côté se trouve la société et ses attentes de stabilité et son principe vital du travail ; de l'autre, l'audace, voire l'insolence d'un individu dont la passion première est la liberté, laquelle ne peut s'accommoder d'aucune gêne, d'aucun compromis. Ce jeune homme s'appelle Simon Tanner. Il est le cadet d'une famille de cinq enfants, comprenant une seule fille, dont la mère est morte et le père fort âgé. Simon mène une vie d'errance, faite de menus travaux qui le placent au plus bas des échelons de cette société helvétique, et de tentatives hasardeuses pour se trouver un toit qui offre aussi parfois une compagnie. Son frère aîné, Klaus, est un scientifique reconnu, qui place le respect des conventions sociales au-dessus de toute chose. Kaspar est un peintre paysagiste. Frère adoré de Simon, il impressionne celui-ci par son goût esthétique, sa maîtrise technique et par une personnalité qui, par bien des aspects, ressemble à celle de Simon. Emil est le frère invisible, l'aliéné, l'ancien modèle de tous ayant connu la déchéance psychologique, morale et physique. de lui on ne connaîtra presque rien, sauf ce que voudront bien en dire deux hommes discutant dans une taverne. Hedwig, la soeur, est institutrice dans un petit village suisse. Modeste par ses moyens, elle est tant une soeur parfois moqueuse qu'une petite mère aimante pour Simon qu'elle héberge trois mois. Tout à la fois récit autobiographique que récit contemplatif, relation d'une vie simple et pauvre que manifeste pour une liberté sans concessions, Les enfants Tanner interroge ainsi la difficile, car complexe, relation de l'individu avec la société.

Le titre, Les enfants Tanner, laisse entendre au lecteur qu'il s'agit d'un roman choral. En réalité, ce roman est centré autour du personnage de Simon qui, par bien des aspects, est effectivement resté un enfant. Ne peut-on voir, dans le choix de ce titre, la marque d'une certaine humilité de l'auteur ? Car le récit tient beaucoup à la vie propre de l'auteur, Robert Walser, dont la soeur était institutrice et l'un des frères était peintre. Robert Walser connut, lui aussi, une jeunesse d'errance au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, et la matière de ses Enfants Tanner tient sûrement de ses propres impressions de jeunesse. Biographie de l'homme avant l'écrivain, le roman apparaît déjà comme le témoignage d'une jeunesse de refus, refus de la vie rangée, refus de la soumission à un ordre, mais jeunesse dans laquelle on sent déjà poindre des fragilités. Celles-ci conduiront Robert Walser aux frontières de la folie, non sans avoir laissé auparavant une oeuvre écrite qui marqua ses contemporains, parmi lesquels Walter Benjamin et Franz Kafka. Les enfants Tanner fut écrit quasi d'une seule traite en deux mois, lorsque Robert Walser résidait chez son frère à Berlin. de ce récit en un jet dont la production reflète un unique chemin de pensée, on remarque d'abord la densité - peu de dialogues, de longs monologues où la pensée se déroule, étrangement sinueuse mais aboutie - et la symétrie, avec ces dix-huit chapitres réguliers qui relatent autant d'épisodes de la vie de Simon. L'action, ou plutôt les événements ponctuant le récit, ne sauraient cependant résumer le livre. Évidemment, le parcours de Simon est intéressant : libraire puis scribe dans une banque dans une grande ville qu'on devine être Zürich, hôte passager ou bien permanent chez son frère Kaspar ou sa soeur Hedwig, puis à nouveau scribe dans une maison servant d'imprimerie manuscrite à des clients forts divers, le jeune homme marque surtout ceux et celles qui le croisent et demeurent marqués par ce que d'aucuns appelleraient de l'insolence, mais qu'il pourrait aussi qualifier d'innocence. Néanmoins, le roman est aussi un récit contemplatif, dans lequel les paysages suisses sont décrits avec simplicité, et pourtant la force de ces détails font que l'on voit aisément se dessiner les versants boisés des Alpes helvétiques, ou bien les forêts enneigées qui viennent jusqu'à la lisière des villes. Si la nature est dangereuse - ainsi Simon retrouve-t-il le cadavre gelé du bon ami de Hedwig, et lui-même manque, à la fin du livre mais aussi lorsqu'il s'en va rendre visite à son frère Kaspar, d'être surpris par la nuit ou par le froid -, elle est aussi un refuge pour ce grand enfant qu'est Simon. La nature est ici opposée à la ville. Les paysages grandioses, à cause desquels Simon ne voit pas l'intérêt de voyager trop loin de la Suisse, valent mieux que les cours grises des logements urbains. le rythme effréné de la ville - les logements coûtent cher et nécessite d'avoir un emploi - paraît bien absurde à côté de ces villages où trois mois passent comme trois jours. La nature est enfin l'écrin idéal de la rêverie ; rêverie associée à l'enfance, à l'innocence, et donc à Simon.

Le roman de Robert Walser est le récit d'une existence marquée par la pauvreté. Point de honte, certes, mais point d'espoir non plus. Simon apparaît à ses interlocuteurs comme il est ; il ne cherche pas à cacher sa modestie, et cette absence de gêne déconcerte ceux et celles qui le croisent et remarquent ses gestes qui trahissent d'abord son éducation et sa culture. Simon vit d'expédients et d'emplois alimentaires pour lesquels il n'a aucune inquiétude, ni à les trouver, ni à les quitter. A cause de cela, sa situation financière ne s'améliore guère, mais qui s'en alarme, hormis Klaus, le frère-père qui craint que Simon ne devienne jamais quelqu'un ? Pourtant, à la manière d'un enfant, Simon n'a pas ces craintes. A ses propres yeux, il est quelqu'un, et, si ce n'était sa modestie, il trouverait à sa petite personne une authenticité, une unicité qui le distingue du commun des mortels. Bien des personnages qu'il croise le remarquent, en particulier les femmes. Orphelin de mère (comme Walser d'ailleurs), Simon fait forte impression tant chez Klara, une riche bourgeoise de Zürich, que chez sa logeuse ou bien chez sa dernière hôte, tenant pension ou auberge dans un coin reculé au-delà de la ville. Toutes sont attirées par ce jeune homme qu'elles ont le sentiment, ou l'envie, de devoir protéger. Avec elles, Simon recrée un lien maternel, y compris avec sa soeur, qui symboliquement le chasse de chez elle, comme une mère dont l'enfant devrait, un jour, quitter le foyer. Quant à ses modèles masculins, Simon les trouve chez ses frères : le rigoureux Klaus, le génial Kaspar. Emil, le fou, est oublié. Mais en voudrait-on à un enfant de ne pas se souvenir de cela ? Car Simon, le jeune homme de vingt ans, a gardé les habitudes de réflexion d'un enfant. Sa vision du monde ne fait pas des règles sociales et sociétales des éléments obligatoires en dehors desquels toute vie respectable est impossible. On ne saurait dire que Simon est inconscient de ce que l'on attend d'un jeune homme comme lui ; au contraire, à plusieurs reprises, il tente de se convaincre qu'il lui faudra se mettre au travail sérieusement. Jamais ses velléités ne sont suivies d'effets. Velléitaire, procrastinateur, aboulique, les sévères qualificatifs ne manqueraient pas pour décrire le caractère de Simon. Cela, ce serait cependant oublier la dimension principale : son attrait immodéré pour la liberté.

Vie pauvre, vie dans avenir, mais vie libre. Simon ne fait pas de caprices lorsqu'il quitte ses emplois. Il n'est pas plus un assisté lorsqu'il est hébergé trois mois chez sa soeur. Tout cela est l'expression d'une liberté. Celle-ci tient d'abord au refus des conventions sociales. Simon ne fait pas ce que l'on attend de lui, car il se place, en tant qu'individu, au-dessus de la société qui ne le peut régir. Pour autant, il ne dénigre pas le choix raisonnable que fait la majorité de ses concitoyens. Sa franchise affichée dès les premiers échanges qu'il a avec ses interlocuteurs (avec le libraire, avec Klara, avec sa logeuse ...) le mettent toujours sur un pied d'égalité avec eux, car, indiquant qu'il sait ce qu'ils attendent de lui, et déclarant tout net sa situation et ses attentes, il les met dans une position qui les oblige à révéler leur humanité profonde. Point de calcul avec Simon : tout est connu à l'avance. Ainsi la liberté individuelle ne signifie pas la supériorité d'un individu sur les autres, mais bien plutôt son humilité. Cette humilité le protège et ainsi le rend libre. Simon ne peut être asservi ni par des besoins matériels, que résoudrait une soumission aux conventions sociales, ni par une mise au défi de son égo. Pourtant, force est de constater que cette rébellion, ce refus de grandir, met Simon au-dessus de la mêlée du monde et en fait un être supérieur. Peu s'y trompent, en le croisant, jusqu'à son frère Klaus qui avoue l'inutilité de ses inquiétudes. Cependant, Simon, comme Robert Walser, cache bien mal des fragilités - et en premier lieu, la fragilité de sa situation matérielle - qui annoncent, peut-être, des temps difficiles. Car l'homme n'est qu'un homme, et que toute proclamation affirmée ou tue de liberté se heurte bien souvent aux affres matériels ou physiques communs à tous. Quant à la liberté, encore faut-il la maîtriser. Dans l'un des derniers dialogues entre Simon et Klaus, le frère aîné indique à son cadet combien épuisante est une liberté qui ne s'attache jamais à rien, vraiment. L'apprentissage de cette dernière est difficile, comme l'est l'intégration de l'individu à la société. Walser l'éprouva douloureusement.
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