Citations sur La fin de la solitude (89)
- Pourquoi est-ce que je ne suis pas heureuse ? Elle parlait de façon indistincte et trop rapide. je t’aime, j’aime Vincent et Luise. J’aime tout ce que nous avons. Ais parfois, j’ai l’impression que ça ne suffit pas, que rien ne suffira jamais. Alors j’ai envie de partir et de ne plus jamais revenir, et je ne sais pas pourquoi.
- Je me demande souvent quels seraient nos rapports s’il était encore en vie. Est-ce que nous aurions beaucoup de contacts ? Est-ce que nous serions même amis ? J’aimerais aller dans un bar avec lui pour bavarder, entre adultes. Tout me manque. Les conversations, les petits moments, les trucs père-fils. A vingt ans seulement, je me suis rendu compte que je ne savais pas me raser. J’étais dans la salle de bains avec mon colocataire. On commence sous le menton et on remonte, m’a-t-il dit. Je ne le savais pas.
Deux cocktails plus tard, on était encore plus près l’un de l’autre. Je ne sais pas si c’était lié à l’alcool ou au fait d’écouter de la musique, mais soudain, il m’a semblé que nos dernières rencontres dataient d’hier, sauf qu’hier remontait à de nombreuses années. J’avais déjà raté mon train et j’ai décidé de rater le suivant. Je bégayais un peu, mais j’étais enfin capable de dire ce que je voulais dire.
Chez moi m’attendait le silence, un bruit familier depuis des années. Pourtant, cette vie d’ermite me dégoûtait, cette incapacité à prendre part à la vie. J’avais toujours été dans mes rêves, jamais vraiment éveillé. Regarde-toi, me suis-je dit, pourquoi veux-tu si souvent être seul quand tu es en groupe, alors que tu ne supportes presque plus la solitude ?
On n'entendait plus que le sourd bruit de machine qui venait de la ville au loin et, seul ici, je me suis rendu compte avec une acuité douloureuse que je n'avais pas su utiliser mon temps. J'avais gagné quelques minutes quand il s'agissait de ne pas rater un bus. Et gaspillé des années parce que je n'avais pas fait ce que je voulais faire.
- Bon sang, Jules, je n'ai aucune envie de me disputer avec toi. Mais je ne voudrais pas que tu te réveilles, la quarantaine bien sonnée, en voyant que tu as laissé passer ta chance. Tu te projettes toujours dans une autre vie. Marty m'a pris par l'épaule. Il faut que tu oublies le passé une fois pour toute. Sais-tu combien de gens ont eu une vie pire que la nôtre? Tu n'es pas responsable de ton enfance, ni de la mort de nos parents. Mais tu es responsable de leur emprise sur toi. C'est toi seul qui mènes ta vie. Et si tu t'entêtes à faire toujours la même chose, tu récolteras toujours la même chose.
Autrefois, j'avais eu peur de vieillir, mais maintenant, l'idée de vivre encore avec elle dans quarante ans avait quelque chose de rassurant. Nous passerions du temps ensemble, à lire, à parler ou à jouer aux échecs, nous nous taquinerions parfois et nous contemplerions le trésor de nos souvenirs accumulés. Je me suis demandé à quoi ressemblerait son visage avec des rides et comment elle s'habillerait à l'approche des quatre-vingts ans. Au même moment, je me suis rendu compte que je m'en fichais et la perspective de vieillir n'a plus rien eu d'angoissant.
Je veux dire, tu ne t'es jamais demandé ce que tu serais devenir si ta soeur n'avait pas disparu ? Tu serais sûrement différente aujourd'hui.
Elle a réfléchi.
- Oui, c'est même certain.
- La question est : qu'est-ce qui ne serait pas différent ? Qu'est-ce qui serait invariable chez toi ? Qu'est-ce qui resterait identique dans n'importe quelle vie, quel que soit son déroulement ? Est-ce qu'il y a des choses en nous qui résistent à tout ?
- Et après ?
Je comprends de mieux en mieux ce que Marty avait cherché et trouvé en elle. Elena était une correctrice, elle sentait quand son interlocuteur s'écartait du chemin et elle le ramenait avec douceur et persévérance dans la bonne direction.
- La vie n'est pas un jeu sans gagnant ni perdant. Il y a des gens qui n'ont jamais de chance et qui perdent peu à peu tout ce qu'ils aiment.