La divergence de nos cheminements personnels me ramène à Marcel, dont l'existence a été si brève. A peine l'ai-je connu, et pourtant le nimbe de sa mémoire n'a cessé de briller. Modèle tutélaire, il m'a légué le goût des livres et de la littérature, en même temps que sa bibliothèque. Sans ces livres laissés par lui, que trouvions nous à la maison ? [p. 264)
Nul doute que Jeanne eût été contente de nous voir tous ensemble, évoquant des souvenirs, de anecdotes qui, parfois, font rire. Le jour où, tu t'en souviens...
Nulle détresse de nous étreint, rien qu'une certaine mélancolie. Nous ressentons, nous ses enfants, le regret de n'avoir pu, de n'avoir su, manifester à notre mère l'affection profonde que nous lui portions. [p. 265]
Petit dernier de la famille, j'ai eu droit aux bonnes cartes. Mon père m'aurait-il permis d'entrer en sixième au Lycée ? Né dix ans plus tôt, ne serais-je pas tombé sous la malédiction paternelle envers les "ronds-de-cuir" ? Sans mon frère Pierre, aurais-je poursuivi des études jusqu'à l'agrégation ? Autant de questions sans réponse assurée. En revanche, à l'évidence, j'avais atteint l'époque des décisions sérieuses de la vie dans une conjoncture autrement favorable que celle de mes frères et sœurs. Surgi près de dix ans après ma dernière sœur Geneviève, cinquième de la troupe, j'ai bénéficié du fait que mes aînés étaient déjà au travail au moment où s'est posée pour moi la question du grand choix : lycée ou pas lycée. Une même famille et des destinées bien différentes, selon le numéro qu'on a tiré. Grâces soient rendues aux miens ! [p. 263]
Je me demande bien ce que, mioche de cinq ans, je représentais pour Marcel, qui a alors vingt et un ans. J'imagine qu'il devait être exaspéré par ce dernier venu, chenapan à ses heures, et mobilisant la bienveillance paternelle. Ces seize ans d'écart ne seront jamais comblés d'une façon ou d'une autre ; il me prend de regretter, mélancolique, l'occasion jamais offerte de nous être retrouvés loin de mes enfantillages. [p.189]
Ce n'est pas le dessin industriel qui les sauve: il est la risée de son professeur au moment de la remise des notes : " Winock ! votre dessin ressemble à des crottes de biques sur une route nationale !" Heureusement, il y a d'autres disciplines ; Pierre est doué en français, en histoire, en géographie, mais surtout en maths. [p. 187]
A défaut d'être écrivain, je n'ai jamais cessé d'avoir la tête dans les livres comme en hommage à mon frère. [p. 264]