Sans doute rien de bien nouveau sous le soleil déclinant de l'homme « qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
C'est un livre que qu'on aimerait voir inscrit au programme du lycée. Malgré sa taille, il est facile à lire avec de courts chapitres, de nombreuses citations, des anecdotes qui permettent de se faire une bonne idée des acteurs en présence – d'autant plus agréablement que l'auteur se garde de porter des jugements d'opinion (livre écrit dans les années 90…). Je recommande.
Que reste-t-il de cette enrichissante lecture ? En dehors de quelques fusées dans le ciel du siècle (J'accuse de
Zola, retour d'URSS de
Gide) l'impression d'un certain gâchis. Ces intellectuels, d'abord, qui sont-ils ? Ceux qui se sont assignés "mission d'écrire, d'éclairer l'opinion, de prendre parti publiquement" (chapitre 37) ; ou cette définition de
Sartre (qui n'est jamais aussi bon que lorsqu'il parle de ses propres défauts) « l'intellectuel est quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » ; « originellement, donc, l'ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d'hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l'intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d'une conception globale et dogmatique (vague ou précise, moraliste ou marxiste) de l'homme. ».
A quoi servent-ils, ces intellectuels qui, malgré leurs journaux, leurs revues, leurs éditos, leurs pamphlets, leurs pétitions et contre-pétitions, semblent bien impuissants face aux déferlantes de l'Histoire ? Et pourtant « chacun s'efforce de jouer son petit rôle et s'agite comme frissonne chaque feuille du platane » (Barrès). Car ces têtes pensantes de l'Hydre repoussent à chaque génération, en alternances de thèse/antithèse, avec lente précession, sur un terreau français traditionnellement favorable aux sentiments exaltés, aux grandes déclamations, aux analyses verbeuses, aux utopies "chimiquement pures, mais d'un irréalisme somptueux", dépourvues du pragmatisme anglo-saxon. A quoi aura servi tout ce fracas d'idées sinon à la publicité de leurs auteurs et l'alimentation des cafés du commerce. Je caricature bien sûr. Il y a des hommes de bonne volonté (ex.
Paulhan ou le discret
Martin du Gard) pas toujours les mieux reçus, ni les mieux compris de leur temps.
Ce siècle des intellectuels, pour une grande part, c'est donc le récit d'un échec : celui d'une tentative de reprendre le flambeau d'une religion dont dieu est mort au XIXe. On y retrouve pourtant des églises, des crédos, des anathèmes, des censures, des cultes voués au mythe révolutionnaire, des kabbales, un appel exalté à la fin de la Loi, une haine cyclique du capitalisme (totalitarisme fasciste ou communiste, ils partagent cet ennemi), l'Internationale d'un universalisme communiste de type paulinien, l'eschatologie marxiste déçue (la parousie du prolétariat malheureusement n'aura pas lieu) ; et puis le défilé des chantres, que leurs positions soient de type théologique (réclamé par Benda avec sa Trahison des Clercs) ou messianique (
Sartre pérorant sur son tonneau devant l'église, pardon, devant l'usine Renault) ou bien encore les attaques plus prophétiques d'un
Bernanos contre les robots. Parmi eux, très peu de saint penseur, c'est-à-dire désintéressé et mettant sa réflexion au seul service des autres. Sans doute Péguy. Car pratiquement tous, sinon peut-être les purs écrivains pour qui la plume ne se rémunère pas à l'encre d'une Cause autre que l'art, pratiquement tous ne jouent finalement que pour sa propre chapelle, sinon sa pomme. Il est vrai que « L'Absolu n'est pas de ce monde et n'est pas commensurable à ce monde. Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites » (Mounier) ; et "Jamais un idéalisme ne devrait se prêter à la politique. Il en est toujours la dupe et la victime. On se sert de lui." (
Romain Rolland).
Le livre s'ouvre avec le cas d'école de
l'affaire Dreyfus. On suit ensuite l'aller-retour du balancier des courants conformistes/anticonformistes, gauche/droite, enfin surtout gauche/gauche, car en France, ‘intellectuel' et ‘intellectuel de gauche' deviennent vite synonyme, « la droite refusant d'attribuer aux hommes de pensée des aptitudes spéciales en politique » (avec cette observation d'Aron que « Les dirigeants de la gauche se situent au milieu de la hiérarchie, ils mobilisent ceux qui sont en bas pour chasser ceux qui sont en haut, ils sont des demi-privilégiés qui représentent les non-privilégiés jusqu'à la victoire qui en fera des privilégiés ») ; oscillation au gré des déceptions, des heurts météorites de l'actualité, ou entrecoupée des crises urticaires de la révolution à tout prix, improvisée et autosuffisante, notoirement symptomatique d'un
Sartre qui, se trouvant en villégiature on ne peut plus bourgeoise à Venise, signe son support immédiat à tout mouvement insurrectionnel qui passe (comme en 68, cette « Révolution Introuvable ») y apportant son soutien inconditionnel d'anti-bourgeois convaincu (« un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais » ; il en sortira, rattrapé par la réalité des déceptions de l'Est, malgré un retournement de veste dont l'endroit pour beaucoup, aura été Staline et l'envers fut Mao). Encore aujourd'hui cette démangeaison gratte le papier de pigistes pyromanes ou autres députés insubordonnés à peine tombés du lit pour arriver, ½ siècle en retard, en classe des redoublants de l'école 68arde.
On (re)découvre tout cela et l'on se fait sa propre idée sur Barrès, Breton,
Aragon, Mauriac, Drieu, et beaucoup d'autres. Certains attirent la sympathie, d'autres absolument pas. Mais quoi qu'on en pense, à parcourir les photos de l'ouvrage, c'est un fait que l'intellectuel s'habille de moins en moins bien.
Qu'aurait ajouté
Winock aux années 2000 ? Peut-être aurait-il décrit les derniers spasmes de l'intellectuel moralisant, coq inaudible qui s'époumone au soleil couchant de l'intelligence, ses deux ergots plantés dans ce tas de fumier assourdissant qu'est le tout-venant fumeux des réseaux a-sociaux. Revient alors à l'esprit cette anecdote d'un
Gide, qui, au cirque, est démoralisé de voir les « trépignements de joie du public » devant de médiocres clowns (chapitre 24).