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Critique de Belier92


UNE ANATOMIE DE LA MÉLANCOLIE.

Déjà le titre de ce livre, Une tristesse infinie, fait plaisir à voir - on sent d'emblée qu'on n'est pas en présence d'un de ces romans tout doux tout tièdes aussi vite lus qu'oubliés qui recouvrent actuellement les tables des librairies, jusqu'à les ensevelir parfois.
Le récit, situé quelques années après la fin de la seconde guerre mondiale, raconte l'histoire de Nicolas, jeune psychiatre français installé avec son épouse Anna dans un petit village suisse perdu dans la campagne. Nicolas travaille au sein du « Centre », clinique psychiatrique où les praticiens qui y exercent essaient de privilégier la « thérapie par la parole », ce qui ne les empêche pas d'avoir recours parfois à la sismothérapie pour leurs patients présentant les troubles les plus graves.
Il est difficile de se représenter aujourd'hui une époque où n'existaient pas de traitements médicamenteux efficaces des pathologies psychiatriques : pas d'antipsychotiques ni d'antidépresseurs alors, et la découverte récente de l'efficacité de la chlorpromazine dans de telles indications, telle qu'elle est racontée dans le livre, constitua bien une forme de révolution, mais entraîna aussi une profonde remise en question de nombre des médecins amenés à prescrire cette molécule.
Nicolas s'intéresse particulièrement à la mélancolie, la forme la plus sévère de la dépression. Peut-être parce que son père s'est suicidé. Peut-être parce que lui-même en présente de plus en plus les symptômes au cours du récit, et le délitement de sa relation avec Anna n'est pas l'unique raison de ce profond mal-être. Sa culpabilité est surtout liée à son attitude pendant la guerre, quand il avait trouvé refuge à Vichy, à distance du conflit, acceptant d'y prendre en charge des collaborateurs et des sympathisants de l'idéologie nazie sans trop se poser de questions. Et ces questions surgissent maintenant, alors qu'il s'affronte à la culpabilité de l'ancien soldat Lee qui a tué des enfants japonais dans le Pacifique, ou encore à celle de Mary, la secrétaire qui a participé, en tant que petite main d'un centre de recherche militaire, à la création d'une arme de destruction massive révolutionnaire, la bombe atomique…
Car la culpabilité, la honte infusent tout au long du roman, où les figures de Freud, Jung, Einstein et Robert Walser sont évoquées, où l'on croise aussi les docteurs Jean Starobinski et Theodor Frankl, ce psychiatre ayant survécu aux camps de concentration, théoricien de la logothérapie. « Pour lui, écrit Xerxenesky, chercher un sens à la vie était plus important que la quête d'un analyste freudien qui interroge son patient sur un trauma originel. »
Mais quel sens à la vie trouver dans un monde sans dieu où Satan a choisi de s'incarner dans un petit comptable schizophrène ayant oeuvré à l'effort de guerre nazi ? Comment accepter de vivre sur cette planète perdue dans l'espace et le temps, où les catastrophes d'Hiroshima et de Nagasaki ont été possibles ?… Comment ne pas s'en vouloir d'avoir continué à vivre comme si de rien n'était pendant toute la durée de la guerre, alors que l'abjection, la haine et la barbarie régnaient sans partage ?…
Toutes ces questions, et de nombreuses autres, traversent le beau livre d'Antônio Xerxenesky, dont on comprend qu'il a lui-même vécu une période durant laquelle il se sentait perdu, et a eu recours à l'aide de trois psychiatres qui sont remerciés à la fin du livre. On saisit mieux alors la justesse de la description de cette tristesse infinie donnant son titre au roman, qui est régulièrement ponctué de moments d'une poésie discrète et douloureuse. Peut-être depuis le grand Robert Walser n'avait-on pas lu de telles descriptions de promenades sur des chemins enneigés, là où l'on se retrouve seul avec soi-même, quand le contraste entre le blanc immaculé du paysage et la noirceur que l'on peut avoir au fond de soi s'affirme soudainement avec une évidence insoutenable et sans issue.
Léo Cairn.
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