Antônio Xerxenesky présente en français son roman F (à paraître chez Asphalte le 22 septembre 2016).
Si j’étais doté d’un talent pour la fiction, je modifierais sans pitié les événements. Parce que Miguel, d’une certaine façon, répète tout ce que j’ai fait.
Ou, plutôt, moi, plus de cent ans plus tard, je répète tous ses désastres. Je suis la preuve définitive que l’histoire est cyclique.
Tout cela est arrivé il y a très longtemps, dans un univers qui semble différent. Désormais, l’histoire est devenue légende. Mythe. Les détails se déforment, la précision se perd. Des gens comme moi comblent les lacunes grâce à leur imagination. Nous inventons des faits. Nous inventons une pensée. Nous truquons un peu la réalité avec la connaissance que nous avons du cinéma. Le jeu donne un certain goût, enlève un peu de poids. Pour le meilleur et pour le pire. Car ce que je raconte, c’est l’histoire de mes ancêtres, des tensions qui se sont progressivement amplifiées et qui ont culminé avec le retour des morts. Non. Je mens. J’écris sur une ville, la bourgade où ont vécu mes ancêtres, celle où les Ramírez et les Marlowe ont existé et ont cessé d’exister. De cet endroit, il reste peu de chose. Cherchez sur une carte ou dans un atlas : vous ne trouverez rien.
Faute de croire au ciel ou à l'enfer, il ne me restait plus qu'à croire qu'après ma mort, ce serait la fin du monde.
Et moi ? Même après avoir transcrit mon parcours de vie à partir de ce que me dicte ma mémoire, il me reste plein de questions, qui en réalité n'en sont qu'une seule, sous différentes formes: une oeuvre d'art est-elle capable de changer ma vie ? Une oeuvre d'art est-elle capable de changer une vie ? Les prétendues humanités sont-elles capables d'humaniser quelqu'un ? Pourquoi associons-nous le terme d'humanités à la notion de faire le bien et d'éprouver de la compassion pour autrui ? Pourquoi la mort ne serait-elle pas une sorte d'art ? Ne serait-ce pas la mort, le véritable signe de l'humanité ?
Un fils qui ne savait même pas boire, ça ne pouvait pas être un homme, un vrai. Surtout dans une ville où, selon Miguel, la sobriété est déraison.
- […] Je veux savoir si je suis un homme de réflexion ou un homme d’action, tu comprends ? Parce que je vais mettre ça dans mon récit. Je veux savoir si, à Mavrak, les choses étaient, et là je cite le maître italien, "comme une danse de la mort", ou si… ou si…
-Ou si des gens mouraient tout le temps au ralenti ? Merde, Juan. Écoute, il est tard. C’est pas l’heure de discuter cinéma. Quelle différence ça fait ? T’es en train de raconter l’histoire de ton Juan, pas de Clint Eastwood.
-Mais il y a tellement de choses que je ne sais pas, Carlos.
-Alors pourquoi tu veux raconter cette histoire ?
Les Parisiens n'existent pas, il n'y a que des amants surpris, des Arabes rejetés par la population, des garçons de café de mauvaise humeur et ainsi de suite. Paris n'existe pas, ai-je pensé dans les derniers jours. Paris est une maladie, et elle est sur le point de me contaminer. Je dois quitter Paris, car cet endroit, au fond, est une fiction, et si je reste plus longtemps ici, je vais finir par croire que cette fiction est un endroit possible, je vais finir par croire que cette petite vie faite de cinéma et de vin est possible.
Des adultes tendus, qui se disputaient ou se taisaient, tandis que les enfants jouaient sans se rendre compte de quoi que ce soit, heureux d’être en vie et d’avoir moins de dix ans.
À vingt-cinq ans, je pensais avoir déjà vu beaucoup de choses dans la vie. J’avais assisté à une décapitation, deux pendaisons, une castration, trois chutes mortelles, une tête détruite par un tir de fusil, une rafale de mitraillette dégommant des personnes importantes et riches au milieu d’une foule, un ancien nazi souffrant d’une crise cardiaque tout sauf accidentelle, un pédophile tombant dans une cage d’ascenseur, une dizaine d’autres visages rigides et froids, quelques litres de sang et des valises pleines d’argent liquide. À cette époque-là, je regardais cet historique avec fierté : combien de filles de mon âge pouvaient en dire autant ? La plupart n’avaient même pas vu le cadavre de leur grand-père reposer tranquillement dans son cercueil. Cependant – et il peut sembler que je change de sujet ‒, je n’avais encore jamais vu Citizen Kane, d’Orson Welles, considéré par de nombreux critiques comme le meilleur film de l’histoire du cinéma. Curieusement, une œuvre réalisée, produite et interprétée par Welles quand il était encore un gamin, à vingt-cinq ans exactement, l’âge qui était le mien quand j’ai été obligée de voir Citizen Kane pour la première fois. Nous étions en 1985 et Orson Welles allait mourir le 10 octobre de cette même année.
Au bout d'une demi-heure, quand je posais le livre et fermais les yeux, je n'entendais plus mes pensées. Je n'entendais pas non plus d'échos de la voix de narrateurs. Tout ce qui existait, c'était le silence ; les livres apaisaient ma conscience. Alors je m'endormais presque instantanément.