BAUDELAIRE Le miroir de la mélancolie, selon STAROBINSKI (RTS, 2000)
Un extrait dune série dentretiens donnés par Jean Starobinski, le 12 juillet 2001, pour la RTS. Journaliste : Guillaume Chenevière.
Peut-on parler de guérison chez un mélancolique ? demande J. Luys. Non. « La maladie est toujours latente chez lui, et, sous l’influence d’une cause occasionnelle, il est capable de retomber de nouveau. »
Et le sujet mélancolique attend que lui soit adressé un message d’apaisement, qui réparerait le désastre intérieur et lui ouvrirait les portes du futur. Mais il n’a autour de lui que des êtres qui lui ressemblent, et il désespère de ce déni du regard. Ou plutôt : il ne désespère ni n’espère, il souhaite obscurément avoir l’énergie de désespérer.
Je ne sais pas si je suis mélancolique. Je suis un lecteur du langage, ou plutôt des discours sur la mélancolie, mais je m'en tiens prudemment à distance.
Démocrite, figure emblématique de la mélancolie à la Renaissance, rit et s’isole pour chercher le secret de la maladie en disséquant des animaux. Hippocrate le trouvera sain et plus sage que lui. La question initiale de Montaigne serait : « Une fois que la pensée mélancolique a récusé l’illusion des apparences, qu’advient-il ensuite ? » Dans l’Anatomie de la mélancolie (1621), « synthèse géniale » et « encyclopédie complète » du sujet, Robert Burton, savant bibliothécaire d’Oxford, s’avance déguisé en « Démocrite junior ». Si La Rochefoucauld, qui disait souffrir d’une mélancolie « assez supportable et assez douce », ne quitte pas la vie mondaine, c’est pour démontrer, comme le proclame l’épigraphe de ses Maximes, que « nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés ». Baudelaire, « l’expert suprême en mélancolie », s’en sert comme emblème et métaphore pour réfléchir au statut de l’art et de la littérature.
Les vrais musiciens, par la manière dont ils attaquent le silence, le rendent plus profond.
Écrire, c'est transformer l'impossibilité de vivre en possibilité de dire.
La journée, dans l'histoire de l'Occident, a été scandée, pendant des siècles, par le rituel religieux. Ce rituel est présent dans Histoire, lié aux souvenirs des années d'école et à l'image de la mère malade. Autour de la mère moribonde se disposent les grands actes religieux sacramentels, messe et communion, pèlerinage, extrême-onction. Les prières journalières, elles, appartiennent à l'ordinaire de la vie scolaire. Les deux cycles se complètent.
Jean Starobinski La journée dans " Histoire", page 17
Dans le monde chrétien, il devient infiniment plus important de distinguer la maladie de l’âme et celle du corps. La maladie de l’âme, si la volonté y a consenti, sera considérée comme un péché et appelle une punition divine, tandis que la maladie du corps, loin d’entraîner une sanction dans l’au-delà, représente une épreuve méritoire. Il n’est pas toujours facile de savoir si l’on a affaire à l’une ou à l’autre. Et les affections dépressives constituent un problème particulièrement épineux.
Feuilletez le grand inventaire que Burton nous en donne : vous verrez que l’arsenal thérapeutique de la mélancolie mobilise des ressources empruntées à toutes les parties de l’univers.
Une telle richesse de médicaments devrait rassurer et ragaillardir le mélancolique, lui donner le sentiment d’être entouré, protégé, prémuni. Il peut y trouver l’image d’une Nature aussi foisonnante que bienveillante. Tout se passe comme si les médecins de la Renaissance s’ingéniaient à offrir au mélancolique, jusque dans la multiplication des drogues, le spectacle d’une diversité heureuse et d’une inépuisable productivité. N’est-ce pas là un bienfait pour l’existence mélancolique, qui est monotone, et qui s’enferme dans la conviction de sa pauvreté et de sa stérilité ? Sans que les thérapeutes y aient véritablement songé, leur polypharmacie et leur polypragmasie réalisaient une sorte d’antidotisme psychique, opposant les trésors d’un vaste univers au dénuement du mélancolique.
Quand je me trouve seul
Quand je me trouve seul, comme au temps de misère,
Quand je fais le café pour le repas du soir,
Quand tu me laisses pour un jour à mes pensées,
Il me semble toujours que je ne pourrais plus,
Jamais plus vivre encor ces nuits tissées de brume
Où je sombrais ainsi qu’un arbre dans la mer.
Douce comme le pain et le vin sur la table,
Je n’avais pas encore cette chaleur en moi,
Ni tes mains sur mes yeux, ni ces mots dits par toi,
Vivants et anciens, ces mots toujours pareils
Et qui rayonnent jusqu’au fond de mon sommeil
Enfin pacifié… Le temps de la misère
Où je me trouvais seul pour le repas du soir,
Conjuré pour toujours n’est plus qu’un arbre noir
Disparu au tournant du chemin, les veillées
S’écoulent doucement près d’une lampe aimée –
Et je me sentirai plus paisible, plus fort,
Moins seul pour affronter les chemins de la mort.
//Jean-Pierre Schlunegger (1925 – 1964)