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Critique de HordeDuContrevent


Quand l'érudition et la sagesse éclairent nos vies et nous rendent meilleurs.

Il est des livres que nous savons précieux dès les premières lignes, des livres qui ont ce pouvoir troublant de retranscrire des sentiments et sensations fugaces, que nous n'avons jamais su exprimer mais toujours ressentis confusément. de mettre noir sur blanc l'indicible auréolant le temps qui passe, la vieillesse, la mort et la vie, la dualité du corps et de l'esprit, l'amour, le sacré et le vulgaire, ou encore l'art. Les mémoires d'Hadrien est un de ces livres.
Quel trouble de lire certains passages, de les relire, bouche bée, en se disant que oui, c'est ça, c'est exactement ça, ces phrases-là, qui plus est écrites d'une écriture ciselée et poétique, sont des clés rares permettant de mieux comprendre ce monde dans lequel nous ne sommes que de passage. Permettant, par là même, de mieux nous comprendre. Même si ces lignes sont les réflexions d'un homme qui sort de l'ordinaire, celles d'un empereur, Hadrien. Enfin les écrits d'un empereur tel que le voit, le ressent Marguerite Yourcenar, femme du 20ème siècle, qui se met dans la tête de cet empereur romain du second siècle. 18 siècles les séparent, le sexe les sépare, et pourtant, nous avons véritablement l'impression de lire la biographie d'Hadrien raconté par lui-même. Un empereur à une époque charnière car, selon Flaubert, « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été ». Voilà pourquoi ce livre est une somme éminemment humaine, seulement humaine.

« J'étais seul à mesurer combien d'âcreté fermente au fond de la douceur, quelle part de désespoir se cache dans l'abnégation, quelle haine se mélange à l'amour ».

Hadrien régna sur l'Empire romain entre les années 117 et 138. Ce fut un humaniste et un grand voyageur, un homme libre et visionnaire, souvent sage, parfois égaré et injuste. Marguerite Yourcenar imagine une très longue lettre écrite par l'empereur alors malade et qui sentait sa mort venir. Une lettre destinée à son petit-fils Marc-Aurèle. L'écrivaine historienne s'est identifiée au personnage, a réussi à s'insérer dans l'époque, afin de ressentir, de voir, d'entendre, de rêver et de penser, de passer en revue les faiblesses, comme si elle était cet empereur.

« le premier venu peut mourir tout à l'heure, mais le malade sait qu'il ne vivra plus dans dix ans. Ma marge d'hésitation ne s'étend plus sur des années, mais sur des mois. Mes chances de finir d'un coup de poignard au coeur ou d'une chute de cheval deviennent des plus minimes ; la peste ou le cancer semblent définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d'une hache calédonienne ou transpercé d'une flèche parthe ; les tempêtes n'ont pas su profiter des occasions offertes, et le sorcier qui m'a prédit que je ne me noierai pas semble avoir eu raison (…) Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort ».

Il y a pour moi deux facettes au récit, deux facettes étayées de profondes et belles réflexions philosophiques. D'une part, celle liée au parcours historique d'Hadrien : son enfance, ses années de formation, son ascension vers le pouvoir, sa politique apaisée, pacifiste, ouverte et tolérante, s'inspirant des différentes contrées du monde qu'il ne cesse de parcourir et auprès desquelles il s'inspire inlassablement dans une volonté d'unification des peuples à la civilisation romaine. D'autre part, celle liée à l'homme intime, à ses sentiments, ses réflexions sur l'amour, la mort, la vieillesse, l'art de vivre, réflexions certes inscrites en leur temps (passionnants notamment ces passages sur le christianisme considéré alors encore comme une secte) et pourtant atemporelles. Ses amours avec de jeunes hommes, notamment avec Antinoüs, sont touchants. La mort de ce dernier, alors qu'Hadrien devenait presque cruel avec lui, dévasta Hadrien et rendit son regard plus sensible, plus humain, tout simplement. C'est ce deuxième aspect du livre que j'ai profondément aimé, le premier s'avérant par moment lourd et exigeant. Mais le premier alimente le second, il est vrai, deux facettes indissociables pour comprendre cet homme. Ces deux facettes, que je distinguais nettement au premiers tiers du livre, se sont mises subtilement à s'entrelacer ensuite. Mon plaisir pour ce livre a été crescendo au point, peu à peu, de déguster véritablement chaque page.

Avec pudeur et délicatesse, Yourcenar ne cache rien, ni les affres de la maladie, ni les penchants sentimentaux contradictoires de cet homme, ni les lâchetés et parvient à faire éclore des ressentis qui étaient restés en moi à l'état de bourgeons… Éclos grâce à cette plume magistrale, je sais d'ores et déjà que je reviendrai sur ces nombreux passages surlignés qui éclairent mes propres sentiments, ma propre expérience. Les livres, ce genre de livre, sont de véritables compagnons nous offrant des réponses.

« Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j'ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s'émoussent dans mon souvenir, par l'effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire ».

La plume de Marguerite Yourcenar est exceptionnelle. Elle excelle tout autant à exprimer un sentiment universel, à révéler certains ressentis très intimes qui aussitôt approchés, par nous, souvent partent en fumée, voire des pensées davantage inavouables, à décrire avec brio un paysage. Cette lettre faite livre recèle de mille et une pépites comme en attestent les milles et un passages soulignés, commentés, aimés.
J'ai eu la troublante sensation parfois de lire un mélange de secret et de sacré, comme peut l'être l'amour, une forme d'initiation à la vie dans toute sa globalité. Et quelle poésie pour narrer la beauté…

« Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains ou les plus ternes, j'avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l'épaisseur des forêts, l'échine musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. Mais aucune caresse ne va jusqu'à l'âme ».

Sans doute Marguerite Yourcenar, femme du 20ème siècle, était-elle plus proche d'Hadrien que nous le pensons de prime abord pour avoir réussi ainsi à transmettre avec une telle acuité les pensées de cet homme. Finalement, comme lui elle était libre, amoureuse d'une personne du même sexe avec laquelle, loin des convenances de l'époque, elle a vécu changeant même, pour elle, de nationalité, érudite…sage tout simplement, solaire et humaine.

En conclusion, si l'explication détaillée de l'ascension au pouvoir et du pouvoir de l'empereur peut s'avérer parfois fastidieuse, mais le plus souvent passionnante, passionnante de façon croissante, quand elle relate notamment les relations avec les autres peuples ou les mesures économiques et sociales prises, le récit convoque avec érudition tout autant la philosophie, la poésie, l'astrologie, l'ésotérisme, tels que les oracles et la chiromancie, les arts, la mythologie, pour nous livrer un récit solaire qui conte l'humanité dans toute sa globalité et complexité par l'intermédiaire d'un seul homme, d'un grand homme, à travers ses ambitions, ses désirs, sa grandeur d'âme mais aussi via les interstices sombres de ses failles, de ses blessures, de ses lâchetés. le tout au moyen d'une écriture magnifique, ciselée et poétique, une écriture de toute beauté. Un livre rare, compagnon de vie, compagnon de beautés, compagnon de maladie, compagnon d'agonie lorsque, déjà, nous naviguons sur les eaux brumeuses du Styx…

« L'âme n'est-elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d'exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d'instrument ? Peut-on la rappeler à l'intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nous appelons la vie ? Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s'échanger, aller d'un être à l'autre, comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que deux amants se passent dans un baiser ? »…


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