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Critique de AnnaCan


« Oui, c'est certain, ce Taylor était le plus génial des anciens. Il n'est pas allé, c'est vrai, jusqu'à imaginer étendre sa méthode à toute notre vie, à tous nos pas, à nos journées entières – il n'a pas su intégrer son système vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais tout de même : comment a-t-on pu écrire des bibliothèques entières sur un Kant ou je ne sais qui – et ne remarquer qu'à peine Taylor – ce prophète qui a su prévoir l'avenir avec dix siècles d'avance. »

Ce que l'ingénieur américain F. W Taylor a imaginé pour le monde du travail, la spécialisation et l'industrialisation des tâches, l'écrivain russe Evgueni Zamiatine, l'a étendu à la vie entière. Dans Nous, le roman qu'il écrit en 1920, trois ans après la révolution bolchevique, l'existence est entièrement planifiée et séquencée, régulée par les « Tables du Temps ». Sommeil, travail, repas, promenades, conférences, tout est obligatoirement effectué par chacun à la même heure et selon la même durée. le Un, le singulier, l'individualité sont bannis, les êtres humains ne sont plus nommés, mais numérotés, car ce qui importe n'est pas la destinée de tel ou tel. Ce qui importe est la contribution de chacun à la puissante machine étatique.
Il existe cependant deux petites exceptions à cette impressionnante organisation, une entorse au temps commun. Deux fois dans la journée, de 16 à 17 heures et de 21 à 22 heures, les Numéros bénéficient d'Heures privatives, autrement dit sont libres de s'adonner à des activités plus personnelles comme lire, écrire ou faire l'amour. Encore que les relations sexuelles fassent elles aussi l'objet d'une planification et d'une contractualisation peu propices (c'est d'ailleurs le but) à l'émergence d'un quelconque sentiment amoureux.

C'est durant ses deux précieuses heures de liberté que D- 503, mathématicien et concepteur de l'Intégrale, le vaisseau chargé d'apporter la bonne parole aux habitants des autres planètes, écrit son journal, ou plutôt rédige ce qui devait être à l'origine un poème, un plaidoyer en faveur de « l'État Unitaire » et qui devient, au fil des pages, une douloureuse confession qui nous dévoile l'envers du décors de la tentaculaire cité de verre. Dans cette grande Machine conçue pour fournir à ses habitants un « bonheur mathématiquement exact », où tout, dans ses moindres détails, est anticipé, planifié, il arrive parfois, en dépit de siècles et de siècles de formatage, qu'un individu redresse la tête, et enraye l'impeccable mécanisme.
Jusqu'ici l'un des rouages satisfaits et consentants de l'État Unitaire, D- 503 découvre peu à peu qu'il est doté d'une âme et d'une volonté propre, et, plus troublant encore, que cette âme est capable de sentiments qu'il croyait réservés aux « vieux livres idiots » et aux temps anciens. L'Amour, qui prend ici les traits d'une femme aux « dents blanches et aigües », est à la fois l'imprévu et le révélateur, il est ce qui va entraîner D- 503 sur la voie dangereuse mais ô combien exaltante de la révolution.

Il est difficile pour le lecteur d'aujourd'hui de mesurer l'incroyable portée, l'originalité d'une oeuvre écrite il y a plus d'un siècle et longtemps restée largement méconnue. Né dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, Zamiatine a grandi sous le régime tsariste, dominé par une bureaucratie tatillonne et arbitraire. Il a participé à la révolution russe de 1905, puis à celle de 1917, et s'est donc retrouvé aux premières loges pour observer l'utopie communiste en marche. C'est dans ce terreau complexe, ainsi que dans le Taylorisme, qu'il a puisé son inspiration.
D'autres avaient imaginé avant lui des mondes purs et parfaits, que l'on pense à la Cité Idéale de Platon ou à l'Utopie de Thomas More. Mais cela restait terriblement descriptif et abstrait. Zamiatine, le premier, immerge l'être humain dans ces souricières et observe ce qui se passe. Ce faisant, il ouvre la voie à un genre littéraire qui connaîtra un immense succès tout au long du vingtième siècle jusqu'à aujourd'hui : la dystopie.

Tout cela est bel et bon mais n'a malheureusement pas suffi à me faire réellement apprécier ce livre. le rythme chaotique, confus, laissant de nombreuses phrases en suspens, et surtout la plume, usant et abusant des métaphores, ont eu raison de mon enthousiasme. J'ai eu de plus en plus de difficultés au fil de ma lecture à m'intéresser aux personnages, qui, à l'exception du narrateur, sont perçus de très loin, esquissés à grands traits naïfs et fragmentés, réduits à deux-trois éléments anatomiques. J'avoue qu'à la longue, j'étais lasse de voir mentionnés pour la énième fois les « dents blanches et aigües » de I- 330, son « sourire en X », ou la « fossette enfantine au poignet » de O- 90. 

Il reste qu'à l'heure du contrôle social en Chine et d'une promesse d'avenir gravement hypothéquée par le risque d'émergence d'une intelligence artificielle autonome, à l'heure où un nombre croissant d'êtres humains réclame toujours plus d'ordre et de sécurité au détriment des libertés, Nous apparaît comme un livre aux accents indéniablement prophétiques.
Le génie de Zamiatine réside probablement dans le fait d'avoir compris avant tout le monde que l'avènement de la Cité Idéale ne pourra se faire que contre l'homme, voire sans lui.
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