La librairie de l'île

Elle trottine à travers la librairie, passe devant les livres qui n'ont pas d'images et les cartes de voeux. Elle laisse courir sa main sur les magazines, pousse le tourniquet chargé de marques-pages. Bonjour, les magazines ! Bonjour, les marques-pages ! Bonjour, la librairie ! Les murs sont recouverts de grands lambris qui lui arrivent juste au-dessus de la tête et encore au-dessus, d'un papier peint bleu. Maya ne peut l'atteindre qu'en grimpant sur une chaise. Elle adore frotter son visage contre les imprimés en relief, des sortes de tourbillons. Un jour, elle lira le mot "damassé" dans un livre et pensera : mais oui, bien sûr, c'est comme ça que ça s'appelle. Le terme lambrissage, en revanche, lui procurera une énorme déception.

Depuis quand suis-je devenue si mauvaise ?
Leur bonheur ne fait pas son malheur. Ou peut-être que si. Et s’il fallait que l’équilibre soit maintenu entre bonheur et malheur, toujours, et partout ? Elle devrait se montrer plus aimable. Tout le monde sait que l’antipathie se lit sur le visage, passé quarante ans. Et puis, Amelia est plutôt séduisante même si elle n’est pas aussi belle que Nic. Regarde comme Maya sourit. Elle a encore perdu une dent. Et A.J. a l’air tellement heureux. Regarde ce veinard qui essaie de retenir ses larmes.
Ismay se réjouit pour A.J., ce qui ne veut pas dire grand-chose, mais le mariage est une épreuve pour elle. La cérémonie relègue définitivement Nic dans le passé et confronte Ismay à ses propres désillusions, ce dont elle se passerait bien. Elle a quarante-quatre ans. Elle a épousé un homme trop beau qu’elle ‘aime plus. Elle a fait sept fausses couches au cours des douze dernières années. Son gynécologue l’a déclarée proche de la ménopause : tout ça pour ça.

A.J. sirote sa bière.
- Comment se présente ton prochain roman ?
- Bof, ce sera un livre avec des pages et une couverture, une intrigue avec des personnages, des rebondissements. Il reflètera des années de réflexion, de fignolage et de pratique de mon art. Pour toutes ces raisons, il connaîtra sûrement moins de succès que mon premier roman, écrit à l’âge de vingt-cinq ans.

A trente et un ans, Amelia estime qu’elle aurait déjà dû rencontrer quelqu’un. Et pourtant…
Son optimisme la pousse à croire qu’il vaut mieux être seule qu’avec un type qui ne partage ni vos sentiments ni vos centres d’intérêt. N’est-ce pas ?
Sa mère prétend que les romans ont ruiné ses chances de trouver un homme, un vrai. Cette remarque a le don de l’exaspérer, elle sous-entend qu’Amelia ne lit que des r livres à l’eau de rose avec des héros romantiques. La jeune femme n’a certes rien contre ce type de lecture, mais ses goûts littéraires sont beaucoup plus éclectiques.

-Ce qui me plaît, répète-t-il avec répugnance.
Et si je vous parlais plutôt de ce qui me déplaît ?
Je déteste les fictions post-modernistes, ou post-apocalyptiques, les narrateurs post-mortem, ou le réalisme merveilleux. Les tournures de style prétendument ingénieuses ne me touchent guère, pas plus que les intrigues à tiroirs, les images déplacées – tous les stratagèmes de ce genre, en somme.
Je méprise toutes les fictions inspirées de l’Holocauste ou d’autres tragédies mondiales – pitié, tenez-vous en aux documents. Je déteste mes ouvrages hybrides, les livres de genre type polar ou fantastique. La littérature devrait rester la littérature, et les genres, des genres. Les mélanges donnent rarement de bons résultats. Je n’aime pas les livres pour enfants, en particulier ceux avec des orphelins, et je ne tiens pas à encombrer mes étagères de romans pour jeunes adultes. Je refuse les bouquins de plus de quatre cents pages ou de moins de cent cinquante.
J’exècre les ouvrages rédigés par des nègres et signés par des stars de la téléréalité, les albums de photos de célébrités, les biographies de sportifs, les novélisations, les nouveautés, et –j’imagine que cela va de soi – les histoires de vampires. Je ne commande pas beaucoup de premiers romans, de comédies, de recueils de poésie ou de traductions. Je me passerai volontiers des séries, mais il faut bien vivre.

Il y a quelque chose d'héroïque dans le fait de tenir une librairie tout comme dans celui d'adopter une enfant.

J’aime la librairie de l’île de tout mon cœur. Je ne crois pas en Dieu. Je ne suis d’aucune confession. Cet endroit m’a pourtant toujours fait penser à une église. C’est un lieu saint. Avec des librairies comme celles-ci, je suis certaine que le marché du livre a encore de belles années devant lui. (Page 242)

Nous ne nous définissons pas par rapport à ce que nous collectionnons, possédons, lisons mais, vivants nous ne sommes qu’amour. Les choses que nous aimions. Les personnes que nous aimions. C’est ce qui reste après nous, je crois. » (Page 237)

Friedman aborde un thème en particulier, la perte d’un être cher. Ce n’est pas simple. Il décrit très bien la façon dont tout vous échappe.

l me semble que je m'attendris en prenant de l'âge. Ce type de réaction prouve aussi qu'il y a un moment pour tout. Souviens-toi, Maya: les choses qui nous émeuvent à vingt ans ne sont pas celles qui nous touchent à quarante et vice versa. C'est valable pour les livres comme dans la vie