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Critique de batlamb


L'Homme-Jasmin commence par un rêve d'enfance. Suivant l'exemple d'Alice, la jeune Unica Zürn passe de l'autre côté du miroir, où a lieu un dédoublement a priori assez bénin, puisqu'il s'agit de l'apparition d'un ami imaginaire : l'Homme-Jasmin éponyme. Mais celui-ci provoque d'emblée un jeu de regards interne, comme deux miroirs face à face dédoublant à l'infini l'image que la jeune Unica se fait d'elle-même. En effet, la forme originelle de l'Homme-Jasmin n'est décrit que par ses yeux bleus, dans lesquelles Zürn voit « l'image de l'amour ». Il lui dispense « deux leçons qu'elle n'oubliera jamais :
Distance.
Passivité. »

Zürn se retrouve ainsi hors d'elle-même, et l'on comprend mieux son choix narratif de se désigner par le pronom « elle ». Cette distance, enseignée par l'Homme-Jasmin, lui permettra de se ressaisir objectivement hors du chaos de sa folie à venir.

Mais la distance est aussi un symptôme de sa crise d'altérité. À travers son double inavoué de l'Homme-Jasmin, l'observée se voit s'observer elle-même, et ne sait plus où elle est, qui elle est.

À l'âge adulte, elle rencontrera le poète Henri Michaux, un personnage qui la fascinera au point de lui paraître incarner l'Homme-Jasmin. La sensation d'être observée par son idéal devient ainsi objective, mais d'autres fantasmes viennent s'y greffer, comme celui d'être manipulée de loin. La réalité commence ainsi à être interprétée à l'aune de ces projections paranoïaques, qui s'auto-alimentent.

Dans ce texte, Zürn évite soigneusement de nommer Michaux, préférant lui substituer l'alias de l'Homme blanc (reliquat de la blancheur du jasmin ?) ou de HM, initiales que Zürn confond à dessein avec son écrivain favori Hermann Melville, comme pour se tromper elle-même et préserver ainsi sa santé mentale, dont elle comprend la fragilité en parvenant parfois à trouver assez de recul pour définir son mal : « Comme elle n'est pas assez intelligente, elle veut absolument croire qu'il l'hypnotise. Son cerveau, pas plus grand que celui d'un poulet, ne comprend pas que c'est elle-même qui s'hypnotise en laissant constamment sa pensée tourner autour de la même personne. Lui, c'est l'aigle qui décrit des cercles autour du petit poulet masochiste. »

À l'instar de cette dernière image tragi-comique, le rapport entre Unica Zürn et Henri Michaux se fait avant tout sur le mode de la rêverie surréaliste, comme dans le passage hallucinatoire où la narratrice se voit (à distance bien sûr, au fond d'elle-même) exécutant sous les ordres de l'Homme blanc une danse difforme, qui démultiplie ses membres et la métamorphose de façon symbolique. La « passivité » inculquée par l'Homme-Jasmin devient une soumission inconditionnelle à la volonté de l'Homme blanc.

Le fantasme d'une force hypnotique exercée par une figure masculine m'a fait penser au récit En-bas de Leonora Carrington, autre épitomé de la folie féminine chez les surréalistes. Toutefois, malgré l'importance donnée ici à la distance, Zürn ne bénéficie justement pas du même recul que Carrington, puisqu'elle écrit entre deux crises, là où son aînée avait su, en partie grâce à l'écriture, traverser sa « grande épreuve de l'esprit » (pour reprendre une expression de Michaux, qui admirait le récit de Carrington : tout se rejoint, il y aurait de quoi devenir paranoïaque…). de plus, fidèle à la passivité de l'Homme-Jasmin, Zürn refuse de changer : à un psychiatre qui lui demande si elle croit en sa guérison, elle répond « non », « avec un certain plaisir ». le monde lui paraît « morne » sans les visions hallucinatoires causée par le premier stade de ses crises.

En pratiquant l'écriture et le dessin, Unica Zürn ne cherche donc pas à se guérir. Son identité d'artiste s'affirme par la dépersonnalisation, via les figures extraordinaires qui lui apparaissent au début de ses crises et lui inspirent ensuite ses dessins aux formes foisonnantes et aux yeux grouillants. Ils sont comme un jeu pour faire éclater les formes : des figures définies par la disparition de corps définis et singuliers. de même, le recueil est truffé d'anagrammes qui disloquent le langage et font émerger de nouveaux sens. Tous ces jeux participent de son identité paradoxale, qui prend forme en déformant. Mais c'est aussi sa schizophrénie qui y triomphe.

Avec son homme-jasmin devenu Homme blanc, Unica Zûrn pratique un « jeux à deux » dont les règles délirantes visent à laisser ses personnages imaginaires s'entre-déchirer de leurs regards distants, jusqu'à avoir « succombé au pouvoir de leurs yeux ».

Notons pour finir que l'influence du style de Michaux devient palpable dans la dernière partie du recueil, intitulée « La maison des maladies », où l'on retrouve l'exploration fantaisiste d'un corps altéré - ici celui d'Unica Zürn - observé à distance, dans un état de conscience modifié. Ce corps devient bien plus grand que sa propriétaire, suffisamment pour qu'elle tienne tout entière dans chacune de ses parties, mais sans le contrôler. le « je » d'Unica Zürn se retrouve enfin dans la narration, mais prisonnier d'un corps non contrôlé, de ce « elle » où rôde une mort personnifiée, qui la supervise. Cela constitue une magnifique métaphore filée renvoyant à la fois à cette sensation d'être prisonnière d'elle-même, mais aussi à ses séjours dans des institutions psychiatriques en Allemagne puis en France qui rythment le récit de l'Homme-Jasmin et la confrontent à des malades mentaux qui se parlent à eux-mêmes et luttent avec eux-mêmes. Autant de reflets déformés du cas Unica, dans le miroir brisé d'Alice.

Au-delà de tout ce qu'il peut avoir de dérangeant, ce livre demeure très éclairant sur les prisons que l'on peut se construire, et les rapports ambigus qu'elles entretiennent avec la création artistique (Dali ne disait-il pas que ce qu'il haïssait le plus au monde, c'était la liberté ?)
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