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Critique de musanostralecture


Parmi d'autres cas subalternes, la littérature du XXème siècle connaît deux exemples remarqua- bles de mémoire eidétique : le Funes de Borges et le Joueur d'échecs de Zweig. du premier, nous dirons qu'il s'agit d'une créature fabuleuse élaborée dans la pure tradition de l'imaginaire borgésien ; l'immense mémoire d'Irénée Funes serait comme un récipient sans fond, un mémorandum perpétuel où tout nouveau souvenir viendrait s'ajouter à la somme inaltérable des précédents. Une pareille faculté, exprimée dans cet infini si cher à l'Argentin, ne saurait se rencontrer même dans l'hypermnésie la plus avancée. Abandonnons Funes pour cette fois, car nous trouverons chez le second une parenté plus immédiate avec le réel ; ce dont est capable le « M. B. » de Zweig confine également au miracle, certes, mais il s'agit avant tout d'une aptitude acquise et non d'un don, exception faite de toute prédisposition favorable. Pour phénoménal qu'il soit, « M. B. » n'en demeure pas moins possible, contrairement à l'inconcevable Funes, et c'est en cela que le récit de Zweig se montre inquiétant, sinon dérangeant.

« Trop long pour une nouvelle, trop court pour un roman » selon l'auteur lui-même, le Joueur d'échecs adopte la forme de ce que les anglo-saxons appellent une novella (l'édition du Livre de Poche comptant un peu moins de cent pages). L'histoire met en scène un narrateur par le regard duquel sont présentés le cadre de l'intrigue (un voyage en paquebot au départ de New York) et ses personnages. Parmi ceux-ci, l'attention est portée sur un passager de première importance : le maître des échecs Mirko Czentovic, champion du monde en titre.
Czentovic est un homme vaniteux et sans nuances dont l'existence semble être toute entière dévolue à ce jeu qu'il possède en as. Tandis qu'il déploie, au fil de parties commandées, sa glaçante maîtrise et que la narration s'attarde sur son parcours singulier, l'intervention d'un inconnu va peu à peu l'oblitérer ; en effet, lors d'une partie, « M. B. » se distingue en prodiguant des conseils de jeu à l'adversaire du champion. Il en résultera… un match nul ! Stupéfait, notre narrateur s'informe auprès du mystérieux surdoué, et c'est au cours d'un long monologue auquel le récit réservera une grande part que « M. B. » révélera les circonstances qui l'ont transformé, malgré lui, en prodige des échecs. Son témoignage fait la lumière sur une réalité terrifiante. le narrateur lui propose, avec force insistance, de se confronter à Czentovic – ce qu'il finira par accepter.

Exilé au Brésil peu avant la guerre, Stefan Zweig met fin à ses jours en février 1942. le Joueur d'échecs, son dernier écrit, est publié à titre posthume un an plus tard à Stockholm. Les clefs du suicide se cacheraient-elles entre les lignes de ce récit testa-mentaire ? Tout porte à le croire. C'est un écrivain dévasté qui observe, depuis les conforts de son retranchement, l'ogre nazi dévorer son pays où désormais on brûle ses livres. « M. B. », son double fictif conçu au fond des geôles mentales de la Gesta-po, n'est jamais vraiment sorti du supplice ; il est retenu à perpétuité dans l'intervalle si ténu qui sépare la raison de la folie. Quand Zweig condamne l'entreprise de dés-humanisation initiée en sous-main par les lampistes de Hitler, il entrevoit déjà l'horreur de cette « banalité » – monstrueuse mais évidente – dont parlera Hannah Arendt au lendemain du procès Eichmann, et se résout à penser, comme elle, qu'un bourreau sommeille en chacun de nous, prêt à exercer sa méthode si preuve lui est donnée qu'il agit pour le bien des siens. Tel est, en substance, le pessimisme funeste qui frappe la dernière oeuvre de l'auteur des Très riches heures de l'humanité.

Marc Bonnant Août 2012




Lien : http://www.musanostra.fr
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