AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


Tout le monde connaît le mythe de Don Juan, popularisé en français par la version de Molière (orthographié alors Dom Juan), mais moins nombreux sont ceux qui connaissent son créateur et sa version originale. Peut-être est-il intéressant de revenir à la source, à l'oeuvre fondatrice par laquelle le mythe fut créé, l'un des rares mythes, d'ailleurs, pour lesquels nous ayons une date d'apparition et un auteur clairement désignés.

Même s'il subsiste une (très) légère incertitude sur l'identité de l'auteur de ce Trompeur de Séville et l'Invité de Pierre (parfois traduit aussi en français sous le titre L'Abuseur de Séville et le Convive de Pierre), presque tout le monde s'accorde à dire qu'il s'agit bien d'une pièce de Tirso de Molina, datant du début du XVIIème siècle, vraisemblablement 1630. (Notez qu'il s'agit ici de la pierre au sens de la roche et non d'un quelconque prénom.)

J'avoue ne pas bien comprendre pourquoi cette pièce originale, originelle même, ainsi que son auteur, demeurent si peu connus dès lors que l'on franchit les frontières de l'Espagne, car je trouve cette pièce vraiment très bien faite : bonne construction, bon rythme, personnages aux tempéraments marqués, propos osé et novateur pour son temps.

De plus, et c'est un point non négligeable, notamment par rapport à la version remaniée de Molière, on sait ici parfaitement qui est le commandeur et d'où vient sa statue. Concernant Molière, plus jeune, j'avais toujours du mal à comprendre comment ce commandeur intervenait, qui il était et pourquoi il était là. Je trouvais ce passage mal ficelé et un peu abscons.

Ici, enfin, c'est clair. le commandeur est le père d'une des femmes abusées par Don Juan, que celui-ci, pris la main dans le sac, a été obligé de tuer pour sauver sa peau. (Au passage, vous remarquerez que comme le veut la tradition espagnole, on écrit Don Juan et non Dom Juan comme l'a fait Molière par la suite, bien que l'origine latine du mot supposerait effectivement un M.)

Le roi d'Espagne, très affecté par la mort de son commandeur, a fait édifier sur son tombeau une statue le représentant. Et Don Juan n'hésite pas à profaner ce tombeau et à se moquer de cette statue de pierre et de ce qu'elle représente. On comprend donc mieux l'intervention et la présence de ce personnage surnaturel. Reste à savoir ce qu'il représente.

L'histoire débute dans le sud de l'Italie, à Naples, où Don Juan Tenero se rend auprès de son oncle, ambassadeur du roi d'Espagne auprès du roi de Naples. le père de Don Juan, Don Pedro Tenero, est lui-aussi un personnage important du royaume d'Espagne, puisqu'il est une sorte de ministre de la justice et plus ou moins le numéro 2 de l'exécutif. C'est un homme loyal et très estimé du roi. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il ne sait rien refuser à son turbulent fils Don Juan.

Lequel Don Juan qui, en plus du statut social, est doté d'une gueule d'ange à faire succomber toutes ces dames. Son courage et son sens de l'honneur n'ont rien à envier au restant de l'aristocratie, en revanche, son sens de la morale (notamment religieuse) vis-à-vis des femmes n'est pas des plus reluisants — on peut même avancer sans fard qu'il est plus bas que tout.

Disons, pour être précise, qu'il saute sur tout ce qui bouge et qu'il n'hésite pas, pour accéder à ses fins, à mettre quiconque dans l'embarras d'une situation scabreuse, voire, de mettre la vie d'autrui en danger.

À peine arrivé en Italie, notre brave Don Juan Tenero commence par déflorer une belle dame de l'aristocratie, la duchesse Isabela, et provoque de ce fait un vrai petit scandale diplomatique, si bien qu'il est obligé de regagner sa terre d'Espagne manu militari pour échapper aux poursuites.

Qu'il fasse naufrage et qu'il doive la vie et l'hospitalité à une villageoise de la côte ne l'empêche pas de lui promettre sa main afin de la posséder et de s'éclipser l'heure suivant comme le dernier des voleurs. (De même la scène du bord de mer s'explique difficilement chez Molière, ici, elle a une véritable explication et raison d'être, ce n'est pas juste un prétexte.)

Bref, toutes y passent : nobles, paysannes, riches, pauvres ! En outre, en garçon bien élevé, il n'hésite pas non plus à forcer des dames non consentantes où à embrocher des gentilshommes qui seraient venus leur porter secours. C'est ce qui arriva à la ravissante et distinguée Doña Ana, fille du commandeur Don Gonzalo de Ulloa. Vous en savez probablement bien assez quant aux noeuds de l'intrigue.

Si l'on examine maintenant la personnalité de Don Juan, elle est, reconnaissons-le, fort intéressante. Voilà quelqu'un d'authentiquement abject — quoique, sur différents aspects, ce point soit discutable — mais qui a le courage de ses convictions. C'est un raisonneur, un calculateur, un cartésien, un scientifique, presque, qui ne se laisse aller à aucune superstition, même quand son pleutre de valet, Catalinón, lui prédit les pires châtiments célestes.

Mieux que cela, il ne se laisse pas démonter lorsque la statue du commandeur vient à son rendez-vous qu'il lui avait donné par boutade. Bref, Don Juan est un homme moderne, truqueur et non croyant, qui ne s'embarrasse pas trop de préjugés moraux et des moyens pour arriver à ses fins, comme doivent l'être tous les hauts personnages de la politique, de la finance, du business actuels s'ils veulent réussir.

C'est cela que Tirso de Molina dénonce, la montée en puissance de ces amoraux aux plus hautes fonctions de la société, aux plus belles places de l'aristocratie.

Selon lui, l'ultime rempart à ses hommes ne sera jamais la justice des hommes, mais bien ce qui leur reste de conscience, qui se matérialise sous les traits d'un commandeur de pierre et qui dit à ce qui reste de fragments de pureté dans le coeur de Don Juan quelque chose du genre : " Es-tu fier de tout ce que tu as fait ? "

Une pièce que je trouve vraiment magistrale et qui, bien que globalement dévoyé par rapport au projet littéraire de son auteur, justifie pleinement l'avènement d'un mythe de Don Juan qui se répercute de siècle en siècle et que chacun réaménage à sa sauce, entre autres, Molière, Mozart, Byron, Pouchkine, Balzac, Montherlant, etc. (pour ne citer que ceux-là).

Lisez donc sans crainte cette toute première — et selon moi très réussie — première mouture de Don Juan, sans toutefois vous laisser tromper ni abuser par cet avis même pas sévillan, c'est-à-dire, bien peu de chose.
Commenter  J’apprécie          1416



Ont apprécié cette critique (140)voir plus




{* *}