Bruno Doucey lit un poème de
Gabriel Cousin, publié dans "La Beauté Éphéméride poétique pour chanter la vie".
Les flèches de la pluie
brûlent et la route fume
Et dix mille petites
blessures étincellent
La grille de la pluie
tisse le paysage
enserre le jardin
et griffe la fenêtre
Le grillage de la pluie
étend ses doigts lisses
sur les frais visages
ruisselants des enfants
LE CORPS ET L'ESPRIT
Ses doigts tronçonnés par la scie
montrent le bonheur
Vieux front scalpé à la perceuse
il pense à la justice
Jambe coupée aux roues de wagons
il marche au rang de la Paix
L'œil brûlé par un copeau chauffé rouge
regarde l'avenir
Son bras arraché par l'hélice d'avion
lutte pour la liberté
Sa gorge lacérée aux cuves des acides
chante l'amour des choses
Ses poumons décomposés à la gueule du four
respirent la joie du monde
Le visage défiguré par un coup de grisou
il est beau comme un premier Mai
SOIRÉE À PAMPELONE
Je voudrais toujours me souvenir de ces soirées avec
mes amis flamands, hongrois, normands, américains.
Sous le précieux mûrier, la fraîcheur nous rassem-
blait, la douceur s'installait.
Devant nous les vignes se noyaient, heureuses. Vers la
mer une maison blanche éclairait la prairie, flamme de
magnésium.
Nous étions comme sur une île, isolés par la nuit qui
entrait en nous sous l'œil d'une pleine lune nordique.
De temps en temps la vie laissait filer son souffle sur
les palmes des bambous métalliques. Les crapauds es-
sayaient discrètement leurs pipeaux et les criquets si-
gnaient la nuit de juillet.
La douceur d'exister était alors si forte que je re-
trouvais le goût des larmes de l'enfance.
(Le Journal des Poètes)
La chaleur de son corps
Je rêvais appuyé sur une table, lorsqu’elle vint par derrière et me prit dans ses bras.
La chaleur de son ventre sur mes reins, le moelleux de ses seins contre mon dos, le désir de ses mains sur ma poitrine m’envahirent.
Son souffle s’effilait sur ma nuque. Son cœur résonnait et se confondait avec le mien.
Nos corps devinrent vivants.
Bien plus tard, alors que le travail me harcelait, que la ville me piégeait et que la fatigue s’épanouissait comme une ivresse, je sentais encore son corps moulé au mien.
Cela me réchauffait sous la pluie comme un soleil posé sur mon dos.
LA NAISSANCE
Trois fois par jour la cloche des douleurs t'éveilla
et ton visage prit la couleur qui m'avertissait. Toute ta
chair se hâtait vers ce dernier travail.
L'éternel miracle était encore une fois à notre porte.
La grande poussée victorieuse libéra le poisson tout
luisant de sa mère. Il était là, dangereux à tenir, et nous
ne savions pas s'il était déjà lui ou encore nous.
C'est alors que nos yeux se reconnurent. Nous échan-
geâmes nos joies d'avoir mené la tâche, nos vigueurs
d'avoir résisté à d'autres tentations, nos confiances de
nous connaître.
Notre poisson restait là, endormi, après le grand
effort de ses poumons et nous ne savions pas encore si
son âme était arrivée.
LA MÉSENTENTE
Quelquefois, malgré nous, la porte s'ouvre et la mé-
sentente entre et s'installe. Nous n'avons rien vu, rien
entendu.
L'orgueil donne ses ordres.
L'égoïsme brandit son miroir.
L'ergotage salit les murs et les carrelages.
La mésentente, bête comme un gallinacé, folle comme
le poison du seigle, ricane en silence.
Et nous nous retrouvons sur les versants opposés de
montagnes ravinées.
Il nous faut alors de longues marches pour nous
retrouver, meurtris, assoiffés, heureux.