Tu te penches ce soir
vers la grâce prodigue des fleurs;
tu aurais tant aimé que ce monde fût autre
qu'un tissu en flamme!
Quand la main du soir descend avec l'orage
- giroflées et anémones, premières ancolies -
tu sais un peu mieux le chagrin des hommes
mais qu'aussi, chaque vie,
serait bénédiction.
Passe-rose qui bordes nos sentiers déserts,
petite brume d'automne
peu auront su, voyez-vous,
combien d'amour il nous fallut
pour simplement, oui simplement,
rester debout.
Et soudain tu les auras vues, après tous ces jours dans la paume des pluies, montagnes sous les nuées filantes se dessinant du dépliement des nuits, plus douces et fortes que le chant des guêpiers sous l'averse; offertes, ouvertes au vent des lointains lavés; offertes, ouvertes par sa venue au seul déchirement d'aimer.
Parler d'un lieu au cœur de l'aventure de la parole - de sa vie en nous, de nos pas vers lui - c'est dire ce dont seul le poème a pouvoir.
J'ai longtemps arpenté les traces anciennes,
une pierre, une voûte perdue sous le lierre,
un mot en grec:
tout ce qui te disait
dans la mémoire nimbée d'images.
J'aime maintenant ta beauté sans lieu,
un fruit, le vide de l'air au matin,
la fierté des pauvres.
Extrait de "Rabbouni"
Et ces brèves allées encloses par les bois dans les boucles de la chaleur - juillet navigue sur les couronnes des châtaigniers - le ruisseau se défait dans les champs qu'a désertés la faux : nuées montant sous le soleil, bruit de l'eau sur les pierres, osier qui gagne, oiseau qui cercle et, presque, tu pourrais te perdre, sans troubler la terre, dans l'abandon que gouverne l'été.
Et c'est l'été, une nouvelle fois, le migrateur,
tu viens d'arroser le jardin
qui glisse dans la nuit ;
tu poses le livre sur la table
dehors - comme pour le frais de l'aube.
Une voix parle de raisins, de couleurs mangées,
elle dit la vie errante par le ciel
puis la vague, puis les noms qui s'effacent
elle dit,
et cet inatteignable enfin
qui déchire toute œuvre et griffe tout amour...
Tu te tais, tu goûtes en elle le fruit mûri des jours
l'eau fugace qui ne veut pas meurtrir
et tu l'entends reposer, à la nuit remise
tandis que les étoiles sourdent de la chaleur.
À Yves Bonnefoy
(extrait de "Et dire à toute amante") - p.40
Tu es très vieux, tu touches à la porte majeure
et plusieurs fois déjà tu l'as vraiment frôlée.
C'est la nuit, tu es près du feu
l'on vous dirait du même âge.
Tes lèvres prononcent le nom "beauté"
avec cet étrange accent sur la première syllabe
comme si, la disant, tu caressais ce que tu entrevois
ou comme si tu l'ouvrais avec douceur
et me disais, juste par ta voix,
que seule était beauté qui se donnait à plus que soi.
Je te souris, je te sais mon père.
(extrait de "Il y a beaucoup de demeures") - p. 57
J'aurais aimé te croiser, t'écouter
sous le figuier et te suivre
un peu de loin sans doute...
Tant je me sens une main à la bourse
l'autre à enterrer mes morts;
mais rencontrer celles qui t'aimèrent
et deviner juste sur leurs lèvres
la trace de ton sourire...
Extrait de "Rabbouni"
Me voici, maître extrême et déroutant,
me voici à l'approche du soir
avec la brume qui monte des pins,
les premiers feux après les pluies,
dans cet automne au soleil chiffonné
à l'âge que l'on dit l'été d'un homme:
et je te cherche puisque tu me manques.
Extrait de "Rabbouni"