Michel Séonnet. Tu ne marcheras jamais seul.
Ce mort, c'était mon père, une fois encore, mon père que je ne peux poser nulle part, mon père dont je ne peux me débarrasser, mon père qui n'a pas sa place parmi les morts que l'on commémore, et qui m'empêche d'avoir la mienne parmi ceux qui fraternisent dans la mémoire douloureuseuse de ce qui a eu lieu.
La première fois où je suis venu seul à Marseille – mais aujourd'hui encore je ne suis pas sûr d'y avoir complètement échappé – ma hantise était de croiser quelqu'un qui m'aurait arrêté en pleine rue (un des anciens camarades de mon père, ou pire : une de ses victimes), croyant me reconnaître, ou me trouvant au moins un air de ressemblance : J'ai connu un Séonnet, pendant la guerre. Vous ne seriez pas son … Il m'est arrivé à plusieurs reprises, d'hésiter à donner mon nom – notre nom – devant des personnes de sa génération.
Le silence entre nous vient sans doute de plus loin, quand j'étais tout petit, un jour où j'aurais été dans tes bras, ou bien couché sur toi, dans l'herbe, tu profitais de l'été, tu avais pris une herbe et tu me taquinais. J'avais voulu t'imiter. Pas dans l'œil !, tu m'avais dit. Tout le monde savait bien que tu étais chatouilleux. Alors : Guili-guili, sous ton bras, guili-guili, et l'herbe qui chatouille autour de ce petit rond bleu comme si c'était le point marqué, là qu'il fallait chatouiller pour que ça produise le plus d'effet. Arrête ! C'était un cri très fort. Très sec. Une voix de colère sans doute inconnue. J'ai pleuré. C'est rien, a dit maman qui m'a pris dans ses bras. Toi tu t'es relevé, et tu es parti. Colère du père pour un guili-guili ? Je n'ai rien compris. Ou plutôt, j'ai compris qu'il ne faudrait jamais plus, que ce que j'avais touché là c'était la marque même du silence dont personne ne devait jamais parler.
La première fois que j’ai vu Ambroise en photo, il portait fièrement le maillot bleu frappé du coq de l’équipe de France de football. Le regard haut, les mains dans le dos, concentré à la mesure de l’évènement qui s’annonce et de la lutte qu’il va falloir mener, il avait pris la pose que l’on voit justement aux footballeurs au moment de l’hymne national. La photo avait été prise au mois d’août 2008 entre deux séquences de chimiothérapie, court moment de répit à refaire les forces laminées par le traitement, et il allait devoir y retourner, continuer le match, oui, un combat au résultat incertain auquel il consacrait toutes ses forces, son souffle, son énergie…
Deux ans plus tôt, à l’âge réglementaire de soixante-quinze ans, il avait donné sa démission au pape Benoît XVI. Déjà il s’était imaginé pouvoir bénéficier d’une retraite tranquille consacrée à la prière et à la lecture. Il savait dans quelle maison de prêtres âgés il irait. Il n’avait pas retenu sa chambre, mais c’était tout comme. Sauf que Benoît XVI n’avait pas voulu de sa démission. Il avait prolongé sa charge. Avait-il eu l’intuition qu’avant peu lui-même aurait démissionné, qu’il y aurait l’élection d’un nouveau pape et que cette fois Bergoglio… ?
Ne garder que la lumière. Et de la maison que le soleil couchant était en train de rosir, le souvenir d'une tendresse, d'une douceur, d'une vie bonne que rien n'aurait dû venir flétrir. Non, ce n'était pas le désir de ciel, d'horizon, qui l'avait si fortement attiré ici. Pas plus le besoin de se souvenir.
Et voilà que maintenant ton propre fils Absalom est à son tour en guerre contre toi. Le peuple est derrière lui comme il était derrière toi quand tu voulus en finir avec Shaoul.
Le vent a tourné.
Tu veux faire le roi, David ?
Alors pas d'autre chemin que le meurtre.
Pas de roi sans meurtre.
Son corps est un appel. Mais il la laisse à la paix de ce sommeil difficilement acquis, il la caresse d’une prière appelant bénédiction et à son tour il se laisse bercer au bruissement de sa respiration.
Ils ont des noeuds dans les cheveux
Qui savent tous les secrets de la Terre et des étoiles