Rencontre avec les éditions Rhubarbe et son animateur, Alain Kewes.
Le soir, une foule compacte envahit les trottoirs et marche à pas rapides, une main tenant fermement le demi-litre de café dans un gobelet en plastique recouvert d'un couvercle percé en poinçon afin d'y prélever des gorgées saccadées de moineau, l'autre recueillant dans sa paume le téléphone portable que le pouce et l'index pianotent tout aussi fébrilement. Jamais de collision.
Ils se font face en silence, le regard agriffé. L'un et l'autre, décidés à soutenir l'échange le temps qu'il faudra, s'appliquent à se rendre indéchiffrables. Personne ne viendra les déranger, personne ne vient jamais les déranger le soir, maintenant. Les volets sont clos. Qui pourrait les voir? Et qui, les voyant, songerait à intervenir ?
Il faut l'avouer, la Corée a parfois un goût de guimauve. On peut s'en amuser, ce n'est pas interdit, d'ailleurs je suis sûr que les Coréens s'en amusent aussi, mais on aurait tort de n'y voir qu'un signe d'une société du paraître, de l'artifice, du kitch.
Je ne comprenais pas mais je le savais, ou plutôt je le sentais : il y avait un texte derrière le texte, un sens caché, "autre chose" qui exigeait une tout autre disposition de lecture. Pour la première fois, peut-être, j'étais confronté à une langue qui ne se donnait pas. Elle n'était qu'une enveloppe qu'il me faudrait habiter pour l'animer. Le sens, s'il y en avait un, dépendait du lecteur, moins de son intelligence que de son émotion, de son être entier, corps autant qu'esprit, histoire personnelle, souvenirs, rêves, souffrances, plus que de ces capacités de raisonnement.
Le livre d'où je viens : 16 écrivains racontent (Le Castor Astral, 2012)
Derrière chaque mot, il y a un autre mot que l'âme plutôt que l'oeil peut découvrir. Tous les livres excèdent à la fois leurs auteurs et leurs lecteurs, inépuisables, irréductibles, à jamais et pas nature indéterminés. Les livres sont en permanence à réécrire, à réinterpréter. Ils sont des maisons où l'on s'arrête le temps de la lecture, où l'on s'installe en éparpillant le contenu de son sac à dos, que l'on habite et meuble un temps, chaque lecteur autrement, chacun unique, mais sans que personne ne puisse se les approprier, les confisquer. Les livres sont des maisons qui n'appartiennent à personne, fût-ce à l'architecte qui les imagina ou à l'artisan qui les construisit. Car si elles leur appartenaient, si elles les comblaient, quels besoins auraient-ils d'en concevoir de nouvelles ? Derrière chaque livre lu, il y a un autre livre à lire, à écrire, infinie suite de palimpsestes. Que cela est beau, heureux. Qu'on appelle cela le "Gai savoir".
Le livre d'où je viens : 16 écrivains racontent (Le Castor Astral, 2012)