Anna Karina

La démocratie, ça me fait bien marrer. « Liberté, Egalité, Fraternité », où ça? Pour les blacks, les arabes ou les chinois, ces trois mots n'existent que sur les pièces de monnaie.

Anna Karina chanteuse – article « Nostalgie de l’été » de septembre 2009 de Malthide Gérard du Monde.

Anna Karina, ce sont des yeux d’un bleu profond, des pommettes rieuses, un minois à faire craquer toute la nouvelle vague. Pas étonnnant dès lors qu’elle attire l’attention de Serge Gainsbourg, l’homme à tête de chou qui fait chanter les actrices. Pour le compte de la comédie musicale Anna, réalisée par Pierre Koralnik, Serge Gainsbourg écrit en 1965 un tube à la muse de Jean-Luc Godard.
L’intrigue d’Anna ? Plus grand monde ne s’en souvient. Une histoire de riche et talentueux publicitaire qui tombe amoureux du regard d’une femme, dans le laboratoire photo de son agence. Cette comédie musicale — tournée en couleurs pour la télévision à une époque où la France ne comptait que 6,5 millions de téléviseurs… tous en noir et blanc — ne fera pas date en tant que téléfilm. Mais elle aura au moins lancé la gloire d’une chanson.
« Sous le soleil exactement » est un tube tout en élans et en pauses, qui donne envie de gambader dans les prés en chapeau de paille et robe en crochet. La mélodie et les textes, mi-sensuels, mi-candides, collent parfaitement à la peau de leur interprète. Enfant, la jeune Danoise rêvait de devenir aventurière, « voyager en roulotte avec des chevaux et se donner en spectacle sur les places publiques ».
A défaut de roulotte, l’égérie et épouse de Jean-Luc Godard, arrivée à Paris à l’âge de 17 ans, aura droit aux honneurs des caméras de la nouvelle vague, pour lesquels elle n’hésite pas à pousser la chansonnette (on la voit fredonner chez Jacques Rivette, Agnès Varda ou encore Roger Vadim). Elle a beau se défendre, au micro de Serge Gainsbourg, de ne pas « être une chanteuse », sa pudeur (feinte ou sincère) ne masque pas son goût du chant.
D’ailleurs, la jolie brune se moque des conventions. Elle tourne des films publicitaires à la fois pour la marque Monsavon et pour son concurrent Palmolive. Mais cette actrice qui mène sa carrière avec plus de fermeté que ne le laisse penser sa candeur sait toujours exactement où elle est : « Sous le soleil, pas à côté, juste en dessous ».

Mathilde Gérard

Billy et le bébé... Repartir à zéro... On a droit à une nouvelle naissance... Départ sous le clocher... Prête? On verra bien qui arrivera la première chez ma grannie dans la vallée.
La lune s'est levée quand à mi-chemin la petite remarque la présence d'une ombre. Tantôt devant, derrière ou à ses côtés, celle-ci cavale follement. C'est l'ombre de Charlie, se dit Charlotte.
— J'savais bien que tu n'étais pas morte.

Menteur, faut pas me prendre pour une nulle. A douze ans, je sais lire. Vous êtes aussi un acteur de quarante ans... C'est écrit sur votre carte d'identité. Dans vos placards, j'ai trouvé des photos et costumes de théâtre... Ça m'a terriblement impressionnée de vous voir en haut de l'affiche. On aurait dit mon papa. Enfin, vous êtes plus beau. A trente-trois ans, mon vieux est déjà moche. Pas vous... Bon, puisque vous n'avez rien à dire, moi je continue. Cet aprem, j'ai aussi regardé la télé dans votre chambre... Par les infos, j'ai appris que le papa de Charlie donne deux cent cinquante mille francs à celui qui la retrouvera. De peur qu'elle craque, je n'ai pas osé lui en parler... Mais, plus je réfléchis, plus je me dis que menteur comme vous l'êtes, vous avez sûrement inventé le tonton médecin... Pour toucher les deux cent cinquante mille francs, je vous crois capable de nous conduire directement à Biarritz chez les flics. Jean-Claude reste muet. Au bout d'un long silence, Charlotte l'embrasse sur la joue, lui chuchote à l'oreille : — J'adore les menteurs... J'suis folle amoureuse de vous... J'ai une proposition à vous faire... Si vous jurez de ne pas nous donner à la police, moi j'veux bien faire l'amour. — Il ne faut pas... pas dire des choses comme ça, petite fille. — C'est vrai quoi... Je ne vous plais pas, moi aussi? — Non, mais que faites-vous ? — Chut, ne criez pas. Charlie dort... Savez-vous où je cache les deux mille cinq cents francs pour le roman? — Taisez-vous Charlotte... — Dans ma culotte... Donnez-moi votre main. — Non. Arrêtez... Vous n'avez que douze ans... il ne faut pas...

Et dire qu'on nous traite de criminelles dans les journaux! Avec ça, comprenez que Charlotte et moi, on préfère mourir que de nous rendre à la police? Dites-vous surtout qu'il n'y a pas d'avenir pour nous. A la télé, on nous tue à coups de pub pour devenir grands, forts et beaux. Pourquoi faire... Devenir quoi? Un capitaliste facho, comme Martin, mon père? Une salope comme Caroline, ma mère? Une morte-vivante comme Marianne, la maman de Charlotte? Un chômeur picoleur comme Roger son père, qui la viole depuis qu'elle a six ans?
Il n'y a pas d'amour là-dedans.

Trouvant le temps long, elle rêve à comment se débarrasser au plus vite d'Elsa qui a pris sa place dans le cœur de Charlie. Le chiffre trois n'a jamais porté bonheur à Charlotte. A deux on peut
discuter. A trois il y en a forcément un qui reste en rade. Mais comment expliquer ça à la grande? Il est vrai que l'orpheline de Lyon ressemble beaucoup à Caroline, sa maman. Ça doit être pour ça qu'elle s'est liée à la toxico. Pauvre Charlie. Si elle croit que menottée à Elsa, elle peut réparer le lien brisé entre elle et sa mère, elle va se faire avoir. Tout comme Caroline, Poil de carotte n'est pas du genre à s'attacher à quelqu'un. Son seul ami, c'est le shoot.

Ça me dégoûte de faire semblant de boiter, faire croire au marchand que ma mère est morte,
que mon vieux est en taule et que je vis dans une cave avec mes six frères. A force d'abuser de la gentillesse de l'Italien, j'ai honte et mal à la tête. J'en ai assez d'Elsa. Elle me regarde avec mépris.
Au lieu d'être jalouse, Charlotte devrait avoir pitié. Tout faire pour que leur amie se sente aimée et ne rechute pas.

Faute de méthadone, les gamines la désintoxiquaient à l'aide d'aspirine, d'éther et de whisky pur malt tassé de miel bio. Conseil d'un jeune Girondin pédé séropo, alcoolo, déprimé et parti hier à Paris, écœuré d'avoir été rejeté par sa famille.

Ça va pas, madame. Depuis que j'suis petite, on me traque avec cette histoire... Merde, j'suis pas un canard qui grâce à vous va devenir un magnifique cygne. J'suis Charlie, moche tout court... Tout le monde me trouve tarte... y compris ma mère. Alors arrêtez de me gonfler avec des conneries sous prétexte que sans mes lunettes j'vois que dalle... Avouez plutôt que vous avez des idées derrière la tête.

Perplexe, la grande arpente la route. Elle ne pige rien au secret de Charlotte. Comment a-t-elle pu sentir du plaisir dans les bras de son vieux qu'elle déteste, alors qu'avec Billy, Charlie n'a fait que fixer le plafond? Pas juste. L'amour comme ça... ne devrait pas exister.

Sans lire ni écrire le français, que va-t-il devenir quand, dans vingt ans, il sera libre? A quatorze balais, Momo et son copain ont fait la connerie de braquer une banque à Lille. Pour rien, puisque au lieu de s'enrichir, ils avaient tué une caissière.

Fille unique de parents fortunés, Charlie n'aura jamais de soucis à se faire. Plus tard, elle épousera un type riche de la haute société. A cause de papa, Charlotte n'épousera personne. Dans ce cas, resteront-elles amies? Ce qui est sûr, c'est qu'elles s'appellent toutes les
deux Charlotte sur l'acte de naissance, et que sans la grande dénommée « Charlie grosse gueule » par la ville entière, elle, l'autre Charlotte, aurait l'impression d'avoir perdu la moitié de son identité. Réduite à zéro, que deviendra-t-elle au bout de sa fugue, sans formation, sans tunes, et probablement comme sa mère, enlaidie par la vie?

Blindé au calva, il vacille vers le lit. Il ricane, trébuche. Couché sur le sol à côté d'une poupée, il défait sa braguette... Papa, non... Horrifiée, Charlotte appelle au secours, cherche à s'enfuir. Il l'attrape, braque son revolver sur sa gorge. Propulsée sur le lit, elle est rouée de coups. La tenant par les hanches, papa la souille longtemps. Il se retire, lui demande de s'arrêter de pleurer.
Qu'a-t-il fait de si mal? Charlotte n'est-elle pas sa fille chérie? C'est leur secret... Demain, il l'emmènera, elle et ses deux petits frères, voir maman à l'hôpital... un accouchement épuisant... Pas un mot à sa mère. D'ailleurs, si jamais Charlotte raconte ce qui s'est passé cette nuit, elle le regrettera toute sa vie.
A bout de souffle, Charlotte se hâte vers le centre ville. Couchée sur la nationale, pourquoi ne s'est-elle pas fait écraser par le seize-tonnes, mais juste engueuler par le routier qui pleurait de de soulagement d'avoir pu freiner à temps.

« Un coup de dés jamais n'abolira le hasard... »
Stéphane MALLARMÉ