Toutes les fois où je repasse dans ma tête le moment de la chute de l’immeuble, le sol se dérobe sous mes pieds. Je me retrouve à tes côtés, dans le container. Il n’y a plus de terre sous mes pieds. Il n’y a plus de ciel dans mes rêves. Je ne vois plus, n’entends plus, ne bouge plus. Je suis enfermé dans une boîte de métal sur laquelle on a posé d’autres boîtes de métal. Personne ne sait que je suis à bord et que je me bats pour survivre. Ma lutte est inaudible. Mes gestes sont vains. Ma voix se tait. Quand j’en sors, de cette image, de cette route qui fut la tienne pour venir jusqu’à nous, je m’assois pour écrire. C’est le seul geste – écrire – qui ne soit pas vain. Je ne sais pas ce que ça donnera, mais je travaille en ce moment à un roman qui parlera de fins du monde et de recommencements, de fleuves qui se jettent dans l’océan tandis que des enfants blessés cherchent où soigner leurs plaies et que des immeubles explosent sous un ciel indifférent.
Quand je n’y arrivais plus, à me voir exister avec bonheur dans ma tête, à me figurer ma place dans l’espace qui nous entoure, il me restait toujours les miroirs ou les vitrines dans la rue pour me rappeler qui j’étais. Quand je ne savais plus pourquoi je bougeais ainsi, quand je me dissolvais, je courais me recoiffer ou me remettre du rouge. Pas par coquetterie; j’allais me repoudrer le nez rien que pour avoir l’occasion de me regarder dans une glace et de réintégrer ma peau.
Je pense: «Il ne faudrait qu’une coïncidence pour que je te croise.» Je me fais du mal en imaginant que tu es peut-être à côté, pas loin, que tu remontes peut-être soudain la rue que je viens de quitter, que tu t’assois dans le parc où je me suis reposé un instant, que tu es passée à l’intersection où j’ai oublié de lever les yeux parce que je regardais les pavés et les pieds de tous les passants au lieu de leurs visages.
Parce qu’un jour, un bête petit jour comme les autres mais enfoncé dans la chaleur, on craque. Et tout à coup déferle sur nous la somme des détails. La montagne des petites morts pas douces qu’on a avalées tous les jours pendant des années. Qu’on a repoussées loin au fond de l’eau en se disant ça n’a pas d’importance, ce qui compte ce sont les grands sentiments, les rêves, demain... Parce qu’il y a toujours demain qui est là pour nous sauver... Et cette maison qu’on bâtira, et ces enfants qu’on se donnera, et ces jours et ces nuits à se côtoyer en s’aimant... Ça n’a plus aucun poids dans la balance le jour où tout à coup la chaleur nous monte à la tête et fait rejaillir à la surface ce qu’on voulait croire sans importance...
Elle m’a dit qu’elle m’aimait, que je lui manquais, mais que je ne devais pas fuir ce qui m’était arrivé. Je ne la mérite pas. Je n’ai jamais mérité les femmes qui m’ont aimé. Je suis ce qu’on appelle un homme chanceux.
Il n’était pas question que je m’envole à nouveau. Je refusais de battre des ailes. Battre des ailes aurait signifié que tout avait été inutile, que ma décision d’en finir ne valait rien, que c’était une rébellion d’enfant gâté, un simple appel à l’aide. Recommencer à voler aurait signifié que le choc contre la vitre était un accident et non l’aboutissement d’une décision.
J’ai laissé mes ailes s’atrophier, mais mon cœur battait comme si j’avais eu envie de vivre. J’ai cessé de m’alimenter, mais mon cœur battait toujours. Je levais parfois la tête et rencontrais le regard de Lisbeth.
J’avais toujours aussi soif, même après avoir vidé la bouteille d’eau. Je me suis levé. Je ne supportais plus de rester immobile. Je suis allé marcher dans le village. Je suis allé vers les gens. J’ai posé n’importe quelle question. Ils m’ont regardé avec méfiance. Tout ce que je voulais – tout ce que je veux –, c’est qu’on me parle, qu’on me prouve que je suis toujours vivant.
J'ai des pensées de désespéré, des pensées de poseur de bombes. Je porte ma fureur comme une ceinture d'explosifs. je ne sais pas ce qui me déclenchera ou ce qui mènera à ma perte.