Instants et couleurs de la vie urbaine
Je suis là…
Je suis là, je parle.
Derrière moi sont tous ceux qui vont partir et apparaître.
Ils ne se connaissent pas, ne se voient pas. Viennent
d’Arménie, du Brésil, de pays nombreux et lointains. Et
nous sommes là ensemble, regardant depuis les fenêtres
vers l’intérieur de cette immense pièce vide.
Quelque chose de terrible a dû se passer. Où sont les
ouvriers qui travaillaient là ?
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Amir était un garçon fervent.
Chaque fois qu’il passait près de la forêt, si près qu’il frôlait de la hanche et du bras les premiers arbres, il faisait trois prières :
l’une était à voix haute,
l’autre était murmurée,
et pour la dernière, plus forte mais bouche fermée,
il prenait soin d’imprimer bien noir les phrases dans son cerveau.
Des sons, des a et des o, semblaient entendus
autour – par les fougères, les buissons, les bruyères. De l’air froid passait, presque imperceptible.
Pendant qu’il répétait cette liturgie, il serrait fort les poings : tout mon corps ne pourrait être plus tendu – ça va marcher.
Au début, petit rôdeur, il reste à la lisière de la forêt, y entre rarement – seul un petit pas sur le côté, deux pas chassés, un saut de puce.
Puis gagne en audace, gagne en courage.
Un observateur avisé
– s’il y en avait un dans cette région où personne n’habite vraiment –
verrait qu’à chaque pas que fait Amir en direction de la forêt, quelque chose de son visage se perd, se dissout dans – on ne sait quoi – très obscur.
Ce très obscur d’où surgissent – quoi, tant de voyageurs.
À Naples, la bruine mêlée de fuel –
J’arrive, oui, et dès la sortie de l’aéroport, bus pour la piazza Garibaldi, ampleur, chaleur folle. Un vendredi soir, passé vers le port par les ruelles les petites places et les forêts de fils électriques puis ciels d’antennes, par-dessous nous et partout à côté.
Quel animal tu es ici ma petite, guidée seulement par ton désir aveugle d’avancer jusqu’à la prochaine rue qui te rapprochera de la mer
ta robe aussitôt collée à ta peau par la sueur
front trempé, nuque humide,
brutale et satisfaite.
Puis dormir.
Je crois que moi non plus je ne vais pas rester ici.
Je vais arrêter le commerce des faïences et du rouge, cesser de conduire des caravanes d’objets fragiles, menaçant à chaque instant de se casser.
Et partir à pied, je vais souffler un peu.
– Voilà l’histoire que raconte l’homme des Flandres à l’homme qui suit celle pour qui il a morsure de longue date.
Ça fait des mois que je marche.
Des mois que me hante le souvenir d’une horde d’animaux le souvenir d’un petit garçon
– seul humain parmi eux
rouge
et noir
courant près d’un cerf
Beaucoup de lierre…
Beaucoup de lierre, du lierre partout et d’autres plantes ; le
début d’une forêt. C’est à Ardâmes, dans la grande usine –
ce haut lieu du rouge qui, depuis des siècles, donne au pays
sa renommée et sa puissance.
La terre battue est rouge.
Les murs sont rouges.
Des cuves immenses, renversées au sol pour la plupart, et
d’autres dans lesquelles reste un peu de la couleur – garance,
cochenille, cinabre. Le lieu semble délaissé, mais la couleur
n’a pas séché, ne s’est pas écaillée ni ternie. Sa richesse reste
et son éclat pourrait nous aveugler.
…
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Le regard met longtemps à s’habituer…
Le regard met longtemps à s’habituer à l’obscurité.
Et puis on voit le cerf. Immobile, confondu aux formes
sombres des outils ou des meubles. Du lierre emmêlé à ses
bois, des fougères aux pieds.
Sa grande tête calme est tournée vers nous : il y a en
elle quelque chose de radieux, qui semble sourire, nous
considérer tous. Alors, quand ses paupières s’abaissent,
longuement, ça fait comme un grand bruit qui vient nous
froisser sous la peau.
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Là commence l’histoire de ceux qui ont vu le cerf, qui ont considéré le rouge de très près
ont désiré s’en teindre les cheveux, la peau, l’intérieur de la bouche,
y ont puisé de la force,
et s’en sont fait une maladie pour tenir,
une maladie comme un feu qui détruit et réchauffe.
Leur histoire, celle de tant d’entre nous :
fugitifs qui se cachent,
qui cherchent comment tracer une route
– pour sortir de la forêt.
Femmes ermites, enfants indiens,
foules tristes ou folles.