Du jour au lendemain, tout avait viré au cauchemar. Les maisons, les cafés, les restaurants, les hôtels désertés. En quelques heures, une vie en suspens. Le linge qui sèche sur les terrasses, les lits faits, la table servie pour le déjeuner, les étals des magasins richement garnis, les voitures neuves dans les vitrines. Puis à une vitesse fulgurante, les pillages nocturnes, les militaires, les rats, la poussière qui se dépose sur les photos de famille et les dessus-de-lit brodés par les ancêtres.
Il espère qu'Eleni sera assez forte pour accepter ce que son frère est devenu. Sa mère, elle, fera sans doute un esclandre. Lui aussi perdrait la tête si son propre fils plongeait dans la délinquance. On peut enseigner les limites à ses enfants, leur léguer des valeurs, leur transmettre des croyances, mais contrôler leurs vies, non. Il s'est toujours dit qu'être père était la chose la plus difficile qui soit.
C'est étrange après toutes ces années, que les Chypriotes redoutent encore d'évoquer les traumatismes de leur histoire. Leurs tabous sont aussi lourds que les carcasses vides des immeubles de leur ville fantôme. Ces différends entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, pourquoi est-ce si difficile d'en parler ? Personne n'évoque 1974. Même pas à demi-mot.
Michaelides se dit que les femmes chypriotes l'étonneront toujours. Elle apprend que son fils a été assassiné et elle se lance dans la confection de confiture. Où trouvent-elles leur force, toutes ces femmes ? Les cinquante dernières années ont été marquées à vif par les disparitions, la mort et l'impossibilité de donner une sépulture à leurs époux, leurs pères ou leurs frères.
Michaelides est sûr d'une chose, les Chypriotes qui, comme lui, ont vécu 1974, n'oublient pas, ils ont juste comprimé leurs souvenirs et leurs questions au fond d'eux, comme dans un puits et par-dessus, ils ont jeté des brassées de silence et de non-dits. Pour leurs filles et leurs fils, le ciel est bleu même l'hiver, la vie ne s'est pas arrêtée, les enfants naissent et grandissent. Bien sûr parfois, ils fouillent les coins sombres de la mémoire des anciens, ils posent des questions, souvent maladroites, mais qui peut se mettre à leur place ? Très peu acceptent d'en parler, ils préfèrent repousser les tabous dans l'humidité des caves, là où gisent les traces collantes de l'Histoire.
Sa femme, en revanche, lorsqu'elle s'engage dans une conversation, c'est comme une Ferrari sur les autoroutes allemandes, elle explose les records de vitesse et ne trouve aucun intérêt à faire une pause sur les aires de repos.
Michaelides est sûr d'une chose, les Chypriotes qui, comme lui, ont vécu 1974, n'oublient pas, ils ont juste comprimé leurs souvenirs et leurs questions au fond d'eux, comme dans un puits et par-dessus, ils ont jeté des brassées de silence et de non-dits.
Il ne rencontre pas âme qui vive. Il essaye de se remémorer à quoi ressemblaient ces rues il y a quarante ans. Ces rues, c'est avec son frère qu'il les parcourait. Sa grand-mère avait crié "tu ne comprends pas ? Ton frère ne reviendra plus !". De trois ans son aîné, ils avaient fait les quatre cents coups ensemble. Engagé pour la cause chypriote comme peu de ses amis l'étaient à l'époque, Michaelides l'admirait.
Les lieux de culte sont les premiers touchés par les conflits en temps de guerre, songe Michaelides. N'est-ce pas ce qui se passe actuellement en Syrie avec le site de Palmyre ?
Les constructions qui jouxtent la zone de démarcation nord-sud sont criblées de balles, les logements abandonnés se détériorent chaque année davantage, les portes ont été condamnées par des planches clouées, certaines fenêtres murées avec des briques. Les bidons d'essence, les sacs de sable et les fils barbelés rappellent qu'on est en zone de conflit.