Couche avec elles, c’est ce qu’il te faut. Ladies ou lavandières, elles sont toutes pareilles, une douceur pour le corps et un baume pour l’âme.
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- Est-ce que maman va bien ? demandait Gianna à Peggy, dix fois par jour.
- Tu n'as qu'à la regarder, ma douce, et tu verras qu'elle se porte comme un charme !
- J'aimerais mieux que ce soit Connor qui ait le bébé.
- Le Seigneur dans Sa sagesse en a décidé autrement, répondit Peggy.
- Mais Il a fait les hommes plus grands et plus forts.
- Hum, seulement en apparence. Il n'y aurait jamais de bébés si c'était aux hommes de les porter. Maintenant, arrête de te tracasser, mon petit. Elle t'a eue, pas vrai, et elle ne s'est jamais plainte de souffrir, parce qu'elle te voulait tellement.
- C'est vrai ? demanda Gianna, rassurée et heureuse.
- Je ne l'ai pas quittée une minute, je le sais. Tout ce qu'elle voulait après que tu es venue au monde, c'était te tenir dans ses bras. Le plus beau jour de sa vie, que c'était.
Il alluma une cigarette et se mit à faire les cent pas, lentement, tout en savourant son porto et en pensant à une table qu'il avait aperçue dans la salle à manger. Elle était dressée pour huit, mais sur une des assiettes était posée une rose rouge, telle une reproche éclatant. Elle était là en mémoire d'un pilote mort la veille au combat, ainsi le voulait la tradition entre certains aviateurs. Romantique, pensa Connor. Pour il ne savait quelle raison, la guerre rendait romantique.
Pas lui, en tout cas. Pas dans une guerre comme celle-ci, à laquelle il ne voyait pas d'autre raison que le caprice d'un Kaiser assoiffé de sang et jaloux de la marine de son cousin britannique, le roi George. Le reste du monde avait suivi, bon gré mal gré, sans s'imaginer que le conflit durerait si longtemps et coûterait si cher.
Connor était venu en France à la recherche d'aventures. Il s'était engagé parce que aller se battre était plus excitant que se mettre en chasse d'un travail, et parce qu'il ne supportait pas les autocrates, qu'ils fussent Kaiser allemand ou magnat du textile aux Etats-Unis. Mais la mort se faisait présente, autour de lui, plus il se demandait si le jeu en valait la chandelle.
Sa propre escadrille avait encore enterré deux hommes la semaine passée. L'un était un danseur professionnel transformé en pilote courageux, intrépide ; l’autre, un étudiant de Yale qui haïssait la guerre mais qui s'était engagé par idéalisme. Non, décidément, Connor ne trouvait rien de romantique à ces morts...
Ces femmes désabusées avaient toujours fait preuve d’une grande gentillesse à son égard. Elles l’avaient aidée à choisir le tissu de son ensemble noir, tout en vantant ses talents de couturière. Mais Emma attendait autre chose de la vie. Ces femmes travaillaient ici pour un salaire inférieur à ce qu’elles auraient gagné dans une usine parce qu’elles avaient la possibilité d’acheter les restes de tissu pour se confectionner des vêtements. Emma se rendit bientôt compte que le lien étroit qui les rattachait au monde de la belle société les asservissait complètement.
Mais il ne pouvait pas divorcer, pas s'il voulait être sénateur, voire plus. Il était plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un divorcé de se faire élire au Congrès et, qui plus est, à la fonction suprême.
"Reste, le supplia-t-elle en silence. Reste avec moi. J'ai besoin de toi. Viens avec moi là-haut. Laisse-moi t'aimer."
Pour Emma, ces épouses et ces maîtresses s’apparentaient aux déesses, superbes et parfaitement insouciantes. Elles ignoraient les interdits de l’Église sur la fornication et l’adultère, sans l’ombre d’un remords. Emma comprit rapidement que le sexe était un jeu pour ces femmes ; elles utilisaient leurs pouvoirs pour ensorceler les hommes. C’était leur seule arme, conclut-elle avec dégoût.
Le cocher, qui avait ralenti les chevaux pour s'engager dans la longue allée privée bordée de chênes qui, depuis la grand route, menait à la maison de brique rouge, fit claquer son fouet pour relancer l'allure. La demeure, de style géorgien, avec ses quatre colonnes blanches couleur feuille morte dans la lumière de l'après-midi glacé, se dressait au sommet d'une pente douce.
On parlait souvent d’elle comme d’une jolie fille, mais il aurait été plus exact de dire qu’elle ne passait jamais inaperçue. Son maintien et la sobriété de ses mouvements étaient plutôt rares chez les jeunes filles de son âge et ses yeux gris semblaient cacher tout ce qu’elle ressentait par un regard direct et souvent déconcertant.
Elle devait mener son propre combat et ne croyait plus aux miracles. Emma était consciente du désir constant que son père avait d’elle. Il la prendrait encore s’il en avait l’occasion. Elle faisait attention à ne pas sourire, à ne pas se trouver seule avec lui dans la maison.