Verdun, le 20 mai 1916
Monsieur Cendre,
J’ai un ami. Il s’appelle Jean. Comme je vous l’ai déjà dit, il ne sait pas écrire. En fait , il écrit si mal que cela revient au même. Alors je rédige son courrier à sa place. C’est curieux et presque douloureux de prendre ainsi la place d’un autre. Pour un autre. Dans les deux cas, on est face à des inconnus. Etant déjà très étranger à soi-même, l’exercice est violent, presque mortel. Mais je m’y adonne régulièrement.
Jean graphie : sela fé lontan ke la plui ple sur moi et den mon keur, petite maman.
Cette langue magique ne m’a cependant jamais arraché un sourire. Parfois, j’ai presque honte de la corriger. Elle me semble parfaite, originelle. C’est moi l’illettré. La langue de Jean dit tout, l’eau du ciel, la détresse, la mère, même si elle n’est pas orthodoxe. Et l’orthodoxie, quand on ne sait pas si l’on va vivre, n’a pas beaucoup de réalité, hormis celle du poteau d’exécution ou celles des lignes de barbelés qui écorchent l’horizon. (p. 130)