Citations de Charles Andler (13)
Personne ne conteste plus qu'il y ait une philosophie de Nietzsche. Mais on doute que cette philosophie forme un système; et la vérité est que Nietzsche s'est défié de la pensée systématique comme d'une maîtresse du mensonge : Il y a, disait-il, un charlatanisme des esprits systématiques. En cherchant à fournir un système sans lacunes et à arrondir l'horizon autour de lui, ils se forcent à mettre en scène leurs qualités les plus faibles dans le style même de leurs qualités les plus fortes. Ils prétendent se donner l'air de tempéraments entiers et homogènes dans leur force.
Cette pensée, lucide et difficile, on en confie l'enseignement à des pédagogues que la routine gagne au bout de quelques années. Elle reste ainsi incomprise de la plupart. Les générations teutomanes si préoccupées d'action, qui arrivaient à la maturité vers 1870, manquèrent du sens même qui ouvre l'intelligence de Goethe. On ne peut expliquer autrement l'erreur par laquelle les Allemands ont pu méconnaître si longtemps que Nietzsche, imbu de la tradition classique la plus pure, en est aussi le prolongement le plus authentique.
On s'est demandé si le Zarathoustra est un fragment d'épopée en prose, ou un roman. Il suffit pourtant d'avoir, durant quelques pages, entendu cette prose hiératiquement mélodieuse pour comprendre qu'il est composé comme un Évangile. Des discours très denses, faits de sentences, brèves et lyriques, sont reliés par le récit sommaire des pérégrinations du prophète.
Pendant ces années qui s'écoulent entre 1876 et 1852, la douleur suit Nietzsche à la trace, comme le chasseur suit un gibier traqué. Il n'appartient qu'à sa biographie de décrire ce « martyre effroyable et incessant », durant lequel Nietzsche a tant de fois appelé la mort. Mais il s'est raidi contre le destin. Cet orgueilleux vouloir en lui, qui ne supportait pas de se sentir inférieur, n'a pas consenti à la défaite. Son corps supplicié, son âme épuisée de macérations, parlent comme s'ils ignoraient le renoncement et le supplice. Il découvrait que ceux là seuls ont goûté à tout le miel dont la vie s'imprègne, qui ont souvent disputé cette vie à des transes mortelles.
Il n'y a pas de bonne raison pour amener les hommes à quitter cette façon coutumière de penser, en dehors du plus urgent besoin.
Nietzsche n'a pas méconnu la grandeur de l'événement, non plus que Darwin et Herbert Spencer avant lui. Mais il croyait que les moralistes français, de Montaigne à Stendhal, lui offraient une science des structures de l'âme plus exacte que lu psychologie anglaise.
NIETZSCHE est un homme de son temps en ce qu'il fut gagné, comme tous ses contemporains, par l'immense espérance née du transformisme. On crut que, les lois de la sélection des vivants une fois découvertes, nous aurions le pouvoir de faire naître une humanité nouvelle.
La vie a récompensé Nietzsche de ce tenace plaidoyer pour la vie. Elle lui a donné cette pensée où, pour la première fois, son originalité s'affirme pleine et pure, et où il eut l'illusion consolante que peut-être la vie atteignait sa cime.
Ce sont des apôtres que ces hommes, mais ce sont aussi des savants. L'humanisme n'a nulle part une floraison plus abondante. Justes Menais, le réformateur thuringien préoccupé de discipliner jusque dans le détail l'esprit de la famille chrétienne, est aussi un délicat érudit. Plusieurs citadelles de science s'étaient installées sur le pays, pour parfaire la colonisation spirituelle quand la conquête du territoire depuis longtemps était faite par les armes et par la civilisation.
Depuis Luther, ce gouffre s'était rouvert plus béant. L'homme grandissait, lézardé dans l'âme, déchiré dans ses instincts par sa science parcellaire et par son industrie spécialisée. L'humanité était pantelante de luttes religieuses, de luttes nationales, de luttes de classe. La vieille société chrétienne, qui avait connu une unité forte de l'âme et une robuste ossature sociale, mourait dans ce déchirement.
Une des raisons les plus décisives pour lesquelles Nietzsche a tardé à être compris, c'est, sans aucun doute, l'affaiblissement de la tradition classique en Allemagne.
Ces trois états de la pensée ne constituent pas une philosophie de l'histoire. Ils naissent du mouvement de la réflexion, qui ne dispose que d'une seule démarche pour arriver à la cohérence : c'est d'ébranler par le doute les croyances coutumières qui font le premier contenu du savoir, de la moralité et de la religion des hommes, et formulent leur première notion sur leurs relations entre eux et avec le monde; puis, par une analyse sans cesse élargie, de chercher entre ces fragments dissociés une cohésion nouvelle qui s'appelle la raison.
La philosophie de Nietzsche est construite comme s'il y avait eu dans tout le passé humain trois plans naturels et étages que la pensée a gravis l'un après l'autre, et qu'il faut dépasser pour en atteindre un quatrième, d'un immense coup d'aile.