Claire Delpech

Le jour tombait. Je tournais maintenant en rond dans le plus grand des haricots métalliques de l’infirmerie. Une migraine de poisson rouait ma tête étroite. Ses lancinations étaient différentes de celles éprouvées, fillette. Un point d’appui entre les deux yeux comme un index qui vous enfonce l’os pour maîtriser la bête. Le docteur Magné Sainte-Mégrine – celui-là même qui m’avait dit « je ne sais pas ce que tu as » – qui prodiguait aussi le soin aux bêtes, disait que si un chien appuie sa tête contre un mur, c’est qu’il a une crise de migraine.
Les gens n’y pensent pas mais les bêtes ont aussi la migraine. Personne n’imagine la fréquence de leurs à-coups, ni leur puissance ; ils ne peuvent la dire.
Anguille, poisson magnétique, aimanté par les parois de fer du haricot, est bien connu de Martin, riverain de ce pays où l’on le pêche aux cordelles, aux fagots, au salun. À la vermée quand la lune est jeune. Un grand trait de couteau de l’anus à la gueule pour enlever les entrailles et parfois il continue de s’agiter dans la cendre. C’est cruel, un Homme. Ça vous malmène la proie au - delà de l’agonie. – Il faut dire qu’avec un nom pareil.
« Anguis » : serpent.
Un matin de juillet, prise dans le tramail d’un Maraîchin : une bestiole de trois livres et quatre-vingt six centimètres de longueur ! Elle aussi, très cruellement, peut morde. Et on l’empoigne un peu derrière la tête, on lui fait claquer la queue sur le caillou. Et que je te déguste en bouilliture, en fricasaille en pibas su’ le gril.
Mais Martin, de ses mains de sage-femme, palpait cet être-là, comme une merveille de nourrisson, célébrant le miracle. La vie, la peau, la chair, l’individu à fleur de hasard. L’univers généreux. Du subtil odorat de la bête, aux suées que l’on lit sur les cordelles. Un médecin comme ça, ça aime le vivant, et ça célèbre indifféremment les ailes parfaitement veinées des libellules, les pattes velues des crabes, l’enfant qui naît tordu. Dans son œil, je suis une belle anguille.

Notre maison.
J’y restais souvent seule avec la belle compagnie du silence. Silence était là, avec moi, assis en face de moi, allongé à côté de moi. Silence était si fidèle. Blanc. Si pur, si fragile, que j’avais peur de l’altérer. Parfois tiède, palpable, épais.
Silence et ses mille humeurs, le rendant à chaque fois plus ou moins hermétique.
Plus tard, il se ferait passer pour protecteur et s’immiscerait. On ne percevrait plus que lui, répandu au fond des oreilles. Sa résonance océane, mangée par les battements du cœur, tanguant comme une coque. Ses contours aux grondements sourds révélant chaque os de la tête. Il deviendrait redouté.
Il se ferait hôte de tous les fantômes.
Il pénétrerait les tempes pour venir brouiller l’esprit, il s’y fixerait sournoisement en de petits accidents éclosant au hasard des heures, en acouphènes.
Mais à cette époque là, Silence était encore mon ami. L’autre, de la fratrie.
Le soir, la lampe de la grande table restait longtemps allumée. Son abat-jour roussissait saison après saison, et je le fixais en m’endormant. J’y voyais, nichées dans les brûlures du papier, des danseuses se déhancher parmi des fleurs calcinées.
Bien avant que mes métamorphoses ne s’insinuent dans nos vies, jamais ombre n’avait entaché cette harmonie de petites âmes vivant au fil de leur vérité si ce n’est ce seul et même regard, qui
me faisait face : celui de Père et Mère. Usé, baigné d’une pleine bienveillance qui se piquait d’inquiétude, comme s’ils pressentaient quelque chose.
Mais la profonde douceur émanant de ce cyclope, était ma force et mon bouclier, et je n’en percevais qu’à peine les nuances inquiètes, au détour d’un geste étonnamment gourd, de sa petite d’or-argent.

… Elle y retrouverait son ami Silence : il y était si hermétique qu’il lui était arrivé de sursauter, en entendant le bruissement discret d’un sac en plastique dont la matière, délicatement, se dilatait à peine dans l’air…

… De l’autre côté du ruisseau, le monde intérieur, celui des idées et des rêveries se mêlerait à celui de la vie elle-même. Cela deviendrait un voyage sensible, le monde idéal ? …

« Au-delà de l’amas gris qui constitue un dos agité, il y a des hologrammes. Ce sont ceux-là, qu’il faut observer. »