La littérature doit dire le vrai; sinon, elle est l'occupation à la fois la plus futile et la moins licite.
Cette crispation sur lui-même peut être décrite comme une recherche perverse du malheur. Une certaine application à se détruire est, en effet, une des constantes de son destin.
Sans cet antisémitisme endémique, de loin en loin traversé de violences, tout un aspect de Kafka risque d'être mal compris. Avant cette hostilité; ce n'est pas de la peur qu'il éprouve: ce n'est même pas de l'humiliation; il eût fallu pour cela qu'il estimât davantage ses adversaires. Mais il se sent "mis au ban des autres", coupé du plus grand nombre, refoulé dans un monde confiné où il a peine à respirer.
En consacrant ses après-midi au sommeil et la plus grande partie de ses nuits au travail littéraire, Kafka allait promptement ruiner sa santé et aggraver sa névrose.
Kafka n'est pas du tout sensible à la poésie de Prague: il n'emprunte rien à ses traditions et à ses légendes. Car il déteste Prague. Toute sa vie, il a souhaité s'en évader.
Tous ces petits textes (...) Mais à travers eux se dessinent déjà le quiétisme qui inspirera toujours la pensée de Kafka, la conviction que toute action est inutile et que l'agitation du monde ne vaut pas qu'on y prenne part.
Dans la Lettre à son père: "Il n'existait pour moi à proprement parler aucune liberté dans le choix d'un métier; je savais qu'en face de l'essentiel, tout me serait aussi indifférent qu'avaient été toutes les disciplines du lycée; il s'agissait seulement de trouver le métier qui, sans blesser par trop ma vanité, autoriserait le mur de l'indifférence. Le droit s'imposait donc à l'évidence (...) j'étudiai donc le droit."
A Prague, en revanche, le ghetto n'existait plus. Dès la fin du XVIIIe siècle, l'empereur Joseph II avait pris les premières mesures d'émancipation: les Juifs n'étaient plus astreints à se signaler par des vêtements particuliers; ils pouvaient, pendant la journée, circuler librement dans la ville; ils étaient autorisés à louer des terrains, pourvu que ce ne fussent pas des terres agricoles. Les restrictions restaient cependant nombreuses. C'est ainsi que, pour éviter la multiplication des familles juives, seul le fils aîné était autorisé à se marier.
On trouve aussi, le même jour une autre phrase singulière: "Amour entre frère et soeur- la répétition de l'amour entre la mère et le père." Est-ce l'aveu d'un sentiment incestueux? Il serait d'autant plus difficile de le nier que le thème est repris peu après dans "La Métamorphose": "à la recherche d'une nourriture inconnue" Gregor Samsa veut, lui aussi, se précipiter sur sa soeur et "l'embrasser dans le cou qu'elle gardait nu, sans col ni ruban".
Avec une production littéraire défaillante, une santé délabrée, des relations familiales devenues exécrables - "Je les déteste tous à tour de rôle" écrit-il à Max Brod dans sa lettre du 8 octobre 1912- que reste-il à Kafka? Quelle est sa vie sexuelle? Quelles sont ses relations amoureuses? Le "Journal" fait état de visites au bordel - à Milan, à Paris-, mais on les dirait inspirées surtout par la curiosité du touriste (...)
pp 111, 112.