The Winner takes all.
La lecture de ce livre est une épreuve de fonds. Un démarrage empreint de curiosité et d'excitation, de motivation et de fraicheur, suivi d'observations en début d'aventure où un certain malaise le dispute au cynisme, puis un long ventre mou d'errance où le sens de notre implication est questionné, et une fin totalement déconcertante millésimant cette aventure singulière. Oui, ce sont les étapes ressenties lors d'une course de fonds, où l'observation de l'environnement extérieur laisse peu à peu place à une introspection quasi mystique. Et ce que l'on est venu y chercher est très souvent différent de ce que l'on obtient réellement.
The Winner takes all.
Ils sont cent jeunes de moins de 18 ans, volontaires, tous sélectionnés sur la base d'épreuves physiques et psychiques puis tirés au sort, pour participer comme chaque 1er mai à la grande Marche. Cent concurrents et un seul à l'arrivée. Ils vont en effet devoir marcher, à une vitesse minimale de 6,5 km/h, jusqu'à ce que mort s'ensuive. le moindre ralentissement, le moindre arrêt, la moindre sortie de route, vaut avertissement par les patrouilles de soldat qui veillent,
après le troisième avertissement c'est une balle dans la tête. le fameux ticket. Un seul gagnant qui rafle tout : le premier Prix est la réalisation de tous nos voeux, quels qu'ils soient, pour le reste de notre vie. The Winner takes all, c'est peu de le dire.
Nous suivons le jeune Ray Garraty, 16 ans, numéro 47, et découvrons peu à peu les affinités qu'il va nouer avec certains garçons, notamment Peter McVries avec qui une véritable amitié sur quelques jours de marche va se nouer, les entraides consenties, les frictions, les animosités ressenties pour d'autres garçons, certains feront même image de symbole tel le régulier Stebbins, surprenant dès le départ par sa maigreur extrême et son comportement énigmatique. Certains sont carrément détestés comme l'arrogant Barkovitch, responsable de la mort d'un des concurrents, il devient le bouc émissaire du groupe, ce groupe qui, durant cette marche, se fait petite société, communauté.
Plusieurs jours de marche, de jour comme de nuit, durant lesquels les crampes, les fourmillements, les ampoules suintantes, les élongations, la fatigue, les envies d'uriner et de déféquer vont venir mettre les candidats à rude épreuve…la foule aussi, avide de sensations fortes…Sans parler des questionnements sans fin, des regrets, de la peur, de l'effarement de voir les autres prendre leur ticket, puis de l'insensibilité progressive face à cela, et enfin de la folie dont l'ombre sera croissante au fur et à mesure de l'avancée.
The Winner takes all strangely.
Stephen King teinte nos premières observations de lecteurs encore frais d'un certain cynisme glacial qui immédiatement fait planer un certain malaise sur notre lecture. Pour cela, il dit avec simplicité, l'air de rien, des choses effarantes, comme ces familles modèles, pique-niquant sur l'herbe, nappe fleurie déployée et tout sourire, faisant coucou aux coureurs, comme s'ils venaient assister à une simple épreuve sportive.
Le commandant organisateur de cette Marche, figure emblématique de l'Amérique toute puissante dans laquelle l'armée semble avoir pris les rênes du pays, père spirituel regardé par des millions de personnes à la télévision lors du tirage au sort, est dépeint de façon particulièrement virile comme une caricature même du pays tout entier.
« le commandant descendit de la jeep. Il était grand, se tenait très droit, bronzé par le désert, un hâle superbe qui allait bien avec sa simple tenue kaki. Il avait un pistolet à son ceinturon et portait des lunettes de soleil miroirs. le bruit courait que les yeux du commandant étaient extrêmement sensibles à la lumière et que jamais on ne le voyait en public sans lunettes de soleil ».
The Winner takes not all, at all.
La quête de sens devient ensuite obsessions lorsque les paysages n'étonnent plus, ne divertissent plus, lorsque le bruit des fusils devient simple bruit de fond, et que chacun se replie sur soi en souffrant le martyre. Pourquoi se sont-ils mis dans cette galère ? Voulaient-ils se prouver quelque chose ? Se divertir ? Crâner ? Juste gagner le premier prix et ainsi devenir riches ? S'amuser en ne réalisant pas que les tirs étaient réels, qu'aucun petit drapeau marqué d'un PAN ! ne sortait des fusils ? Etait-ce de l'inconscience, de la stupidité, une fuite alors qu'il y avait moyen de faire marche arrière, plusieurs fois même, avant le départ ? Par fierté d'avoir été élu, alors que seulement un sur cinquante est reçu avant même les sélections ? Eux-mêmes ne le savent plus vraiment.
Et nous d'errer avec les marcheurs. Les heures s'égrènent, la sidération a laissé place à une forme de nonchalance, nous nous demandons nous même ce que nous faisons là, quel est le but même de ce récit, si ce n'est de nous faire sentir le goût de l'effort, de la persévérance, les pages se tournent un peu moins avidement, découvrant ça et là quelques souvenirs, quelques envies, des anecdotes, les pages bruissent, combien de temps ça va durer ? Nous nous surprenons à nous interroger sur notre propre endurance. Aurais-je tenu, à ce stade-là, moi aussi ? D'ailleurs, c'est bien tant de km parcourus, ou pas si extraordinaire pour des garçons en pleine force de l'âge ? Comment savoir quel serait notre comportement avec les autres, avec nous-même dans ces circonstances ? Tant que nous n'avons jamais vécu le pire, nous ne nous connaissons pas, comme nous ne pouvons pas savoir à quel point l'homme s'adapte à tout et même au pire. Les réflexions de Garraty s'entremêlent aux nôtres. En échos troublants.
Puis la mort, certes tapie depuis le départ, est enfin vraiment questionnée, cette mort le véritable gain de tous sauf un seul,
Stephen King se fait en la matière véritable philosophe. Il m'est d'avis que cette marche est une allégorie de la vie, allégorie mystique quasi religieuse, un condensé de notre passage sur terre, nous tous qui marchons vers un seul et même but : la mort ; vouloir faire rempart contre elle, en procréant, en léguant des biens matériels, en devenant riche, ou encore en gagnant cette course, est vain et inutile. L'arrivée est la même pour tous, la mort puis l'oubli. La mort refuge, avec "aucune autre compagnie que le silence, comme une aile de papillon". Et plus nous avançons, sur cette route, dans ce livre, plus nous entrapercevons l'absence de sens. Tout ça pour ça…
« C'est comme si on s'entraîne au saut à la perche toute sa vie et puis on arrive aux Jeux Olympiques et on se dit : Pourquoi diable est-ce que j'irais sauter par-dessus cette barre à la con ? ».
The Winner takes nothing.
La fin est stupéfiante. Comme un lapin pris dans les phares d'une voiture, nous tournons les pages plus vite, saisis. L'empathie ressenti alors pour chaque rescapé, à nous demander qui va gagner et comment il va gagner, nous oppresse nous-mêmes, nous vivons les derniers pas avec les marcheurs rescapés, nous endurons avec eux, nous ressentons ce lacis violacé de veines éclatées à nos propres pieds. A se demander si la mort n'est finalement pas la Marche ultime, la Marche véritable.
The Winner losts all.
Et si finalement le ticket n'était-il pas un ticket pour le paradis, l'Enfer étant sur Terre, l'Enfer étant les autres ? Si c'était ça, le vrai message de ce livre d'anticipation dystopique, ce message éternel du passé, du présent, du futur ?
Un merci chaleureux à Doriane (@Yaena) et Nicola (@NicolaK) pour m'avoir donné envie de lire ce livre, ma première lecture de l'auteur américain, avant le démarrage d'une lecture commune à plusieurs sur un autre livre du maître du suspense et du thriller. Mon premier King a un gout inoubliable, celui de la sueur, de la peur, du suspense, de la lutte. Celui des questions les plus intimes et les plus existentielles. Mais aussi, étonnamment, un gout de poésie. Oui, au milieu de cette quête insensée, des passages d'une beauté extatique :
« On voyait la route s'étirer sur vingt kilomètres au moins. Elle descendait le long versant, courait en zigzag à travers bois, un trait de fusain sur une grande étendue de papier crépon vert. Très loin, elle recommençait à monter et se perdait dans la
brume rosée du petit jour ».
Indéniablement, un grand, ce King…Ce genre d'écrivain avec lequel The Reader wins all…