Claude Habib - La question trans
Le snobisme dans l'acception synthétique que lui confère Proust est donc éternel. La question est de savoir si son association avec la politesse est durable. Dans la Recherche, ils vont l'un avec l'autre. La politesse, qui est une chose bonne en soi, est le revers du snobisme démoniaque. Il serait concevable que nous ayons le même snobisme, mais sans l'agrément de la politesse. Nous aurions le snobisme joint à la grossièreté. Mais dans la Recherche même, ils se dissocient et la politesse s'évapore. Ils se dissocient facilement parce que cette politesse n'est pas inspirée par la bienveillance ni par le respect du prochain, mais par la fonction qu'elle joue dans le maintien de la hiérarchie des rangs. Il n'y a pas d'amitié même parmi les égaux et à tout bout de champ le verni poli s'écaille et laisse voir la dureté du coeur (...) Chaque année, les dévots de Proust se rendent en pèlerinage à Illiers pour la floraison des aubépines. C'est un passage célèbre de la Recherche, un morceau de bravoure qui voudrait être poétique (...) Les pèlerins viennent lui rendre grâce pour l'enseignement, pour la leçon de vie que, depuis sa chambre tapissée de liège, il leur a donné dans un acte objectif de bonté et de dévouement. De civilité.
Alain Besançon, cité in "Malaise dans la civilité"
Sur terre le bonheur fait tenir le temps, il le suspend.
Si dans le monde entier, il n'y avait pas un être heureux, le temps s'effondrerait, les heures s'écrouleraient comme des dominos.
Mais si tous les êtres humains étaient heureux au même instant, le temps s'arrêterait.
"La vérité, c'est qu'ils sont prêts à exterminer une espèce, comme ils sont prêts à la réintroduire à grands frais le lendemain. Dieu nous garde de leurs bienfaits."
"Ce qui distingue l'homme, c'est une vanité insondable, qui s'altère parfois à la fin de son existence, et parfois la recouvre toute."
Rousseau ne connut le bonheur que sous la forme d'intervalles dans la série presque ininterroompue de ses malheurs. Le bonheur est un arrêt dans la longue chute de son existence. L'intervalle des Charmettes est le plus long de tous. Il garde la magie au bord du tombeau : "c'est là que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein ". Ce bonheur, il arrive qu'il le comprenne dans le temps plus long de la liaison : "Ici commence depuis mon arrivée à Chambery jusqu'à mon départ pour Paris en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans durant lequel j'aurai peu d'événements à dire parce que ma vie a été aussi simple que douce." L'intervalle qu suspend le malheur est exactement comme la maison, stable et bien posée dans le clinamen du vallon : un bienfait, un répit.
L'amour est un excitant. C'est aussi une école de la dissimulation, car chacun fait tous ses efforts pour connaître le jeu de l'autre sans découvrir le sien. Est-ce à moi, est-ce de moi qu'elle sourit ? M'a-t-il regardée ou je rêve ? Cet effort est comme une mise, qui ne cesse de grossir : plus on s'acharne à déchiffrer la conduite de l'autre, plus on s'attache à lui, et peut-être à tort. On ne peut s'empêcher de se concentrer sur des indices, infimes, tout en craignant de se perdre dans de telles pensées - de compromettre ses intérêts, sa dignité, ses attachements antérieurs. (p. 88-89)
De la passion à l'affection, il y a la différence entre le regard sur un paysage qu'on découvre et celui qu'on pose sur l'endroit où l'on vit.
L'ennui n'est pas un obstacle à la vie de couple.
Ce qui fait un couple, c'est la décision de mettre l'autre au centre de sa vie, du moment qu'elle est connue des deux partenaires.
L'intime est l'expérience de l'intériorité ou son partage: parce qu'il met en jeu le psychisme, l'intime se distingue nettement de la familiarité qu'on peut avoir avec des choses. A première vue, la familiarité s'attache à des apparences, l'intime ouvre à la profondeur.