Je ressemble à cette libellule. J'ai une aile froissée qui me déséquilibre pour prendre mon envol. Mais, comme elle, je ne me laisserai pas dévorer par un prédateur.
Il a accroché un ruban rose sur la photo de Charlotte.
— Ce n’est pas la bonne couleur, dis-je.
Devant son air abasourdi, je désigne le ruban.
— Il tire trop sur le rouge. C’est la couleur qu’arborent les rayons de jouets pour les filles. Il est trop pétant. Charlotte avait choisi une teinte plus douce pour notre groupe.
— Et tu penses que c’est un élément-clé dans l’enquête ? demande-t-il.
— Le rouge est une couleur violente. Elle est plus chaude que le rose, mais elle est aussi plus inquiétante. Elle est la couleur du sexe et du sang, alors que le rose est voué à la lumière. Il n’existe pas de rose profond ou saturé.
Il me regarde, amusé.
— Tu as creusé le sujet, je vois, dit-il. Le rose est une couleur froide, alors ?
— C’est un équilibre entre le blanc, symbole de la pureté, et le rouge. Notre couleur évoquait la candeur et non pas la perversité.
Je ressemble à cette libellule. J'ai une aile froissée qui me déséquilibre pour prendre mon envol.
Vivre au jour le jour, profiter de l'instant présent, ne jamais esquisser de projets, voilà ce que constituaient les ingrédients de leur histoire.
Une idée germe dans ma tête. Je cours après Laure, qui est déjà sur le sentier.
— Ça te dirait, dis-je à voix basse, qu’on aille faire un tour chez Léo ?
Elle me regarde, étonnée et tentée. Elle murmure :
— Comment peut-on faire ? La police a les clés.
— Aucune serrure ne me résiste.
La seule idée qui me traversait la tête était que c’en était fini des Lovely Bitches. Nous ne jouerions plus jamais ensemble, nous n’enregistrerions jamais un album mythique, nous ne deviendrions jamais aussi célèbres que les Spice Girls. Nous étions quatre. Mia, la fille de la concierge de Wilcombe Crescent, que certains surnommaient dans son dos la petite chose, Victoria, qui cochait toutes les cases qui comptent quand on a 16 ans : la beauté, le sex-appeal et le fric, moi, Laure, la petite « Frenchie », venue passée un semestre dans un collège anglais, et Charlotte bien sûr.
Je dois lui rappeler cette vie qu’elle a fuie. Ces villes de province tranquilles, ces repas du dimanche interminables, cette torpeur qui saisit les après-midi d’été.
Les évolutions de ces trente dernières années à savoir la mondialisation, les nouvelles technologies et les familles recomposées avaient à peine ébranlé l’édifice de ces structures sociales. Sans parler de la déchristianisation, cette lame de fond de la société qui était passée au-dessus de la tête de ces gens-là.
Je suis soulagée que l'histoire des Valentini soit bientôt derrière moi, heureuse de profiter de la douceur de la soirée, de humer l'odeur des roses de jardins que charrie une brise légère, et émoustillée par ce qui ressemble à un rendez-vous galant.
Tu crois que je suis égocentrique, que je n’aime personne. C’est faux. C’est juste que je me protège parce que j’ai peur d’avoir mal.