LE CORDONNIER
Petit cordonnier dans son atelier
Cloue et recloue au marteau les souliers,
Et plante une pointe, et frappe, et répète.
Alors lui parle la clochette:
– Tête !
Pourquoi tintes-tu, si bête,
Toc, toc, toc et toc, toc, toc, toc…
Sonne clair ! Clair, clair, clair ! Écoute-moi,
Je sais sonner, moi, moi, moi.
Moi j’ai de l’esprit, je suis…
– Tu es fille à tête vide
Avec ta langue stupide,
Lui réplique le marteau,
Toi qui toute la journée
Dans la tête veut sonner
Mais que laisse ton écho ?
Nulle pensée, aucun chant,
Clair, clair, clair, son de néant
Et rien de plus !
Moi je frappe et travaille dur
Car l’enfant s’en va nu-pieds
Et je lui fais des souliers !
(p. 99-100 de L'Anthologie de la poésie yiddish de Charles Dobzynski)
CHAUSSETTE
La fable ne doit point rougir, fût-ce même d'une chaussette
À qui donc parle la chaussette ?
Au soulier :
– Vous me servez, si moi je sers le pied,
Nous sommes bien sûr noués et liés
Par des lacets, vous et moi,
Par des bandes, lui et moi,
C'est pourquoi il va de soi
Que je suis votre aînée, comme de moi le pied…
Oh ! Vous faites le fier ! Écoutez ce que je vous dis !
Il se prend pour quelqu'un ! Qui donc croyez-vous être,
Un vêtement peut-être ?
Attendez plutôt, si Dieu le permet, la semaine des quatre jeudis !
Vous perdrez tout bon sens, gaine de cuir grossier,
Cela vous est pourtant honneur et grâce insignes
Que moi chaussette, enveloppant le pied,
Moi son ami de peau, vous juge digne
D'être mon interlocuteur !
Embrassez mon orteil et taisez-vous ! Silence !
La face adverse,
Le vis-à-vis
Réplique : – À votre gré ! Chaussette n'est point un habit
Et ne vaut point notre semelle,
Ce n'est rien qu'une bagatelle
Pour la pantoufle et la chaussure !
Toiles d'araignée et fils purs !
Et le pied les écoutes et, lui, fait ce qu'il veut :
Il les piétine tous les deux.
(p. 98-99 de L'Anthologie de la poésie yiddish de Charles Dobzynski)
"Des hommes ! Nous transperçons des hommes !" dit la baïonnette.
Mais voilà que l'aiguille se met à rire,
et peut-être rit-elle encore aujourd'hui.
On entend ha et hi et ho ho ho.
"Lorsque je transperce le tissu, un point, puis l'autre, hop—
Je fabrique une chemise, une manche, une robe, un ourlet.
Mais des hommes, vous pouvez en transpercer à jamais, que pourrez-vous en créer ?"
["People ! We stab people !" says the bayonet.
But now the needle starts to laugh,
and it may still be laughing yet.
With ha and hee and ho ho ho.
"When I pierce linen, one stitch, and the another, lo—
I make a shirt, a sleeve, a dress, a hem.
But people you can pierce forever, what will you create from them ?"]
The Bayonet and the Needle (La Baïonnette et l'aiguille), p. 23
« Miroir, miroir, ne te tourmente pas. »
dit l'ange ; son sourire est affable et bienveillant.
« En effet, tu semble peindre plutôt bien et tu suis toutes les règles,
Mais ce n'est pas assez. Puisque tu es un artiste, miroir, montre moi les rêves. »
[" Mirror, mirror, don't be upset."
says the angel; his smile is affable and kind.
"Indeed, you paint quite well and follow all the rules, it seems.
But that is not enough. If you're an artist, mirror, show me dreams."]
(p. 105)
LA SOURIS ET LA ROSE
Une souris
Hors de son nid
Voit une rose épanouie,
Flaire les pétales,
Éternue,
Aussitôt détale.
Ô fi ! Elle crie,
Quelle peur bleue,
Une souris rouge
Qui n’a point de queue !
(p. 99 de L'Anthologie de la poésie yiddish de Charles Dobzynski)
LA VÉRITÉ ET LE MENSONGE
« Menterie, menterie ! »
C'est en chœur ce que crient
D'un ton sévère
Ces tout petits morceaux de verre
Pendus au cou d'un lampadaire
Comme un collier de graines de lumière.
« C'est assez, Maître lampadaire, éblouir et leurrer nos yeux
Il faut qu'enfin chacun le sache : la lumière
N'a ni tête ni queue,
Ni la lampe, si son frère
Céleste brûleur en forme de sphère.
La lune et les voyous lui font un sillage,
Il vous faut, mes enfants, leur cracher au visage :
Ce sont, pardonnez-moi, de fieffés menteurs
Dont le jeu n'est que tricherie,
Leurre éblouissant de couleurs
Et tromperie de coloris.
Et vous, nigauds, vous vous laissez mener
Bêtement par le bout du nez.
Quoi ? Vous n'en croyez rien ? Parler importe peu :
Regardez, je vous prie, vous-même ne voyez
Jamais que l'état dernier
De l'espèce à quoi vous donnez
Le nom de lumière, alors ouvrez vos yeux :
C'est du vert, du rouge et du bleu.
–C'est vrai ! C'est vrai ! dit la foule en un cri,
Seul un simple d'esprit
Peut prétendre à présent
Que la lumière et non un leurre se répand
De la lampe jusqu'à nos yeux.
Qui pourrait désormais y croire un seul instant ? »
Alors on incline la tête
Avec gratitude et respect
Pour les diseurs de vérité – mais pas longtemps,
Car bientôt il fallut admettre,
Douloureusement reconnaître
Que la fausse lumière était finalement
À chacun nécessaire :
Tandis que l'on croyait au mensonge-lumière
Tout un chacun
Voyait très bien,
C'était partout un plaisir pour les yeux
Il faisait clair en chaque lieu,
Et maintenant chacun n'y voit plus que du feu !
(p. 96-98 de L'Anthologie de la poésie yiddish de Charles Dobzynski)
Maintenant arrive la morale et se disséminent les grains de sel :
de nos jours, un simple travailleur est la scie. Une entorse
à l'honneur de la famille, un stigmate sur son bon renom,
alors que le petit poignard aiguisé est un gagnant—
dans le même temps il tue et l'on récite des bénédicités
à sa louange.
[Now comes the moral and sprinkles the grain of salt :
to this day, a simple worker is the saw. A fault
in the family's honor, on its good name a blight,
while the sharp little knife is out successing—
he both kills and over him they recite
a blessing.]
The Slaughtering Knife and the Saw (Le Poignard et la scie), p. 169