Elle est magnifique. Pas par ses cheveux décoiffés ni sa robe de chambre tachée, mais par son visage fin et long, sa peau sans défaut malgré l’absence de maquillage et l’intensité naturelle de ses yeux plongés dans les mots de sa fiction. Une femme aussi jolie qu’elle devrait profiter de sa quarantaine d’années autrement que dans un hôpital. J’ignore si elle a déjà été mariée, ou si elle a des enfants hors de ces quatre murs.
Bien sûr que c’était un accident ! C’est toujours un accident pour les gens qui ont du fric ! Les riches ne vont pas en taule, les figures médiatiques encore moins ! Parce que c’est à ce point que la justice est corrompue ! Ton père aurait dû pourrir dans une prison, c’est cette dette qu’il nous doit à ma famille et à moi et pas les minables milliers de dollars qu’il nous a donnés en dédommagement !
Je n’ai pas peur de la mort. Pas depuis l’accident, ce qui revient presque à pouvoir dire depuis toujours, puisque je n’ai pas le moindre souvenir de ce qui faisait ma vie, avant cet évènement marquant. Le karma a cru bon de me priver de ma joie de vivre et de ma reconnaissance faciale l’année où un enfant est censé commencer à se forger sa mémoire. J’imagine qu’il s’est bien marré à ce moment-là. Il se moque probablement toujours de moi, avec un paquet de popcorn à la main, en se réjouissant de son travail.
Je ne me rappelle même pas ma mère, ni ce à quoi est censé ressembler un visage humain.
— Mademoiselle Reagan, vous m’entendez ?
Bien sûr que je vous entends, pas la peine de hurler. Voilà ce que je répondrais si ma langue voulait bien suivre les ordres de mon cerveau, mais cette fichue migraine semble décidée à me garder dans un état de semi-léthargie encore un moment. Et après mûre réflexion, je pense que la personne n’a pas crié. Mais le mal de tête, en plus d’accentuer la sensation de fatigue,doit aussi avoir pour effet d’intensifier le niveau sonore de l’environnement ambiant.
Cette version ne me parle pas, n’évoque en moi aucun souvenir. Cela respire l’illogisme et l’incohérence. J’ai l’impression d’écouter une histoire fantaisiste, bonne à entendre quand on a conscience qu’il s’agit d’une fiction mais là, on parle de la réalité. Et ce que Raphaël me raconte me semble tout sauf être vrai.
Je ne dis pas qu’il ment. Je pense sincèrement qu’il ne fait que me répéter ce qu’il a compris d’après les journaux et de ce que notre père lui a dit mais ça ne colle pas.
Je n’ai peut-être pas peur de la mort mais cela ne veut pas dire que je suis résignée à partir de n’importe quelle façon, ni à accepter qu’un inconnu se pointe dans cette maison. Je me recule jusqu’à me retrouver cachée dans l’angle du couloir et attends quelques secondes, de retrouver mon calme. Puis je m’efforce de m’éclaircir la gorge, me préparant à affronter mon adversaire, qui qu’il soit.
La seule chose dont je n’ai pas besoin, en plus de tout ça, c’est d’avoir l’impression d’être un poids pour les autres. Mais c’est exactement ce qu’il m’a fait ressentir après l’accident. — Moi aussi, réponds-je. Je suis désolée de te donner l’image d’une fille qui n’a pas envie de s’en sortir et de te faire subir ce quotidien sombre et morose.
La frustration de ne pas me souvenir se mêle à la colère et la panique, tout s’embrouille. J’essaye de me rappeler quelque chose, n’importe quoi, mais rien ne vient. Ce n’est que le néant. Mon cerveau se plaît à me renvoyer des images noires, des creux que mon esprit ne parvient pas à combler, comme un puzzle auquel il manquerait des pièces.
L’argent ne devrait jamais être une raison d’acquitter quelqu’un, j’en suis consciente. Et je ne peux rien faire contre la décision du juge, même si j’aimerais. Je ne peux que venir ici et tenter de vous convaincre de m’écouter. Je n’en dors pas depuis des semaines, je suis fatiguée de toute cette pression, de cette injustice, de…
Je me suis construit une carapace si épaisse et étroite que je ne parviens plus à en sortir. La maladie n’aidant pas, je ne suis plus vue que comme une asociale refusant de s’ouvrir à qui veut bien lui tendre la main. Et Dieu sait pourtant que ces personnes ne sont pas nombreuses et que je ne devrais pas les refouler comme ça.