[…] Son physique, qui l’avait pourtant bien servi tout à l’heure, l’handicapait bien dans ces circonstances. Comme beaucoup de garçons de sa race et de son âge, sa relative petitesse et un manque de corpulence qu’il cachait mal […] le désavantageaient plutôt en cas de conflit. Doté d’un visage délicat et parfaitement imberbe qui ressortait sous des cheveux bruns, mi-longs et bien coiffés, il se faisait souvent appelé « Mademoiselle » chez les commerçants.
[…] le trait d’or soulignait maintenant la chair opaline de son torse […] seule restait cette parfaite symbiose avec la finesse de ses bras, de ses hanches […] l’albâtre des cuisses, l’aplomb délicat de ses jambes longues et imberbes […] Adolescent, il n’aimait pas son image et sa maigreur le consternait. Mais force lui était maintenant de constater qu’il plaisait.
[…] Laum […] avait déjà remarqué que, partout où ils le pouvaient, les établissements de bouche aménageaient leurs terrasses, les protégeant souvent de grandes bâches transparentes et y installant des chauffages appropriés […] La recherche des endroits « de liberté » serait pour beaucoup inévitable […] pour ceux des fumeurs qui voudraient encore sortir […] Laum s’étonnait de cet acharnement, en Occident, à vouloir imposer une sécurité et un prétendu bien-être collectifs aux populations. Comme si celles-ci étaient jugées inaptes à se protéger, à effectuer des choix de vie.
Dans son pays, où la démocratie n’existait pourtant qu’en version « populaire », il ne lui semblait pas qu’on inquiétât ainsi les habitants sur des sujets aussi personnels.
« Le chapeau sert à protéger la tête contre le soleil, la poussière, la pluie, et à éviter d’avoir les cheveux en désordre. Il peut même, dans certains cas, empêcher de devenir chauve… À présent, il aidera à rehausser l’honneur des Thaïlandais et pourra constituer l’un des facteurs qui feront de la Thaïlande une grande puissance. Aux yeux des étrangers, nous récolterons les éloges ; on dira de nous que nous sommes la première nation du monde populaire pour le port convenable des coiffures, et aucun autre pays ne pourra plus se mesurer avec nous. »
Communiqué de la Présidence du Conseil. Thaïlande, 1940.
[…] Pierre s’était souvent amusé à penser que les fesses des femmes ressemblaient plutôt à des poires alors que celles des garçons eussent davantage évoqué des pommes.
[Pierre] qui s’était battu toute sa vie contre les inégalités, pour que les plus défavorisés de la société puissent avoir une vie digne et protégée, ne pouvait accepter le laisser-aller, tant physique que moral, de ceux-là mêmes qu’il défendait. La misère était déjà bien inacceptable dans son principe, elle l’était encore davantage dans ses manifestations. Particulièrement quand celles-ci s’exprimaient à ses côtés. Tous les jours et naturellement, il choisissait les lieux où il se rendrait, les véhicules qu’il emprunterait et, si possible, les gens qu’il verrait selon des critères de démarcation bien précis, une sorte de cordon sanitaire tracé sur la carte d’état-major de ses convictions, qui lui éviteraient une promiscuité qu’il redoutait contagieuse.
[…] Quand, face à toutes les situations, les Thaïlandais vont privilégier entre eux, spontanément, le moindre mal, l’arrangement à la confrontation, les Français, par atavisme, agiront à l’opposé. Tant que leur confort sera préservé, ou que la main qui les contraint sera assez ferme, ils se satisferont de l’ordre que tu leur imposes et l’unanimité passive sera la règle. Que des troubles surviennent, que l’autorité vacille, et alors leurs plus bas instincts reprennent le dessus. Ils redeviennent jaloux, coupeurs de têtes, assoiffés de vengeance aveugle et envieuse, ce qu’ils n’ont, en fait, jamais cessé d’être.
[…] Que crois-tu donc ? Que la vieille Europe aurait pu durer encore des années comme ça ? Avec ses colonies, ses marchés protégés, ses bons indigènes reconnaissants qui produisaient pour rien les matières premières dont elle avait besoin. Tu crois que la France dopée au pastis et aux ritournelles de Maurice Chevalier en avait encore pour longtemps dans l’ère moderne ? Non, Laurent, ce monde-là, en 40, il était déjà mort. Si l’Axe avait gagné, tes Viets qui brandissent maintenant leur chiffon rouge, ils auraient défilé au pas de l’oie. C’est du pareil au même.
[…] Belle victoire navale que celle de Koh Chang. Mais qui ne sera jamais célébrée, fêtée, […] Aucun navire français ne portera jamais sur ses flancs les noms de Bérenger, de Decoux, ou de cette île où vous avez triomphé. Pour les nouveaux maîtres de l’Histoire, vous êtes condamnés à l’oubli, salis de la tache indélébile du pétainisme. La Thaïlande peut continuer de commémorer fièrement son succès. Personne n’ira lui en contester la paternité. C’était une guerre pour rien, […] une bataille inutile. Une victoire perdue.
[…]
— Allonge-toi.
Laurent s’exécuta. Il entendit Anucha craquer une allumette à ses côtés. La faible lueur d’une lampe à huile auréola le jeune homme qui s’affairait déjà sur un plateau. Agenouillé, Anucha vérifiait le bambou de la pipe. Il malaxa longuement une boulette d’opium contre le verre chaud de la lampe avant de la coller sur le fourneau.
— Tiens.
La première aspiration lui racla la gorge et le fit violemment tousser. […] l’émanation bienfaisante s’immisça dans tout son corps, imbiba tous ses pores. Ses bras, ses jambes flottaient sous l’effet apaisant du massage de son frère. Sa fournée achevée, il en prit une seconde, puis une autre. Bientôt Anucha ne fut plus qu’un elfe, un page intemporel. Il savait sa présence mais ne pouvait plus le voir. […]
Présentation d’ « Explorations coloniales au Laos », de Jules Harmand, par Éric Miné :
« Aujourd’hui, cette trempe d’homme n’existe plus. Ou, si elle existe, on ne lui permet plus de suivre son chemin avec les honneurs qui lui revenaient alors, tant elle serait jugée inclassable, atypique, voire dangereuse à l’aune de notre société précautionneuse et empêtrée dans le doute. »
[…] il remarqua que la loi thaï, comme dans quelques jours celle qui serait promulguée en France, n’autorisait pas les fumeurs dans les établissements fermés. […] Sous prétexte de santé publique, l’OMS imposerait bientôt à toute la planète ses règles totalitaires. […] un cocooning indifférencié, un monde où toute jouissance et tout risque seraient interdits… […] Il sortit son paquet et alluma une cigarette.