«
Koh Chang la victoire perdue », un très bon moment de lecture pour ce roman historique qui évoque une époque importante – et plutôt méconnue – de l'histoire de l'Indochine et de la Thaïlande par le biais de la saga haute en couleur d'une puissante famille française, commerçante et militaire, établie sur toute la région.
Le père, « Berthie », homme d'affaires à l'ambition démesurée, s'accommode de tous les régimes pourvu qu'ils l'aident dans ses intérêts – il passera d'un fascisme assumé à un pro-américanisme décomplexé – tout en ne manquant pas de clairvoyance, certes cynique mais efficace. de son épouse, pur produit de l'aristocratie coloniale – l'aïeul, le marquis de Lusse, est un héros de la « Conquête » –, il a un fils, Laurent, qui vient de terminer sa formation d'officier de marine à Brest et revient en mai 1940 à Bangkok avant de prendre ses fonctions à Saïgon. Mais arrive la débâcle en métropole… Et, sur toute l'Asie, l'ombre inquiétante du Japon et de sa « sphère de coprospérité » n'augure rien de bon.
Le cadre est posé. Si on y ajoute, malgré un mariage convenu et une façade sociale qui ne l'est pas moins dans la haute société saïgonnaise d'alors, la passion à laquelle finira par succomber Laurent pour son frère d'adoption – d'origine thaïlandaise et de quatre ans son cadet –, on a là tous les ingrédients, très maîtrisés sous l'écriture élégante de l'auteur, d'un bon roman qui bouscule quelques idées reçues.
Et, parmi ces idées reçues mises à mal, celle d'une Indochine « vichyste » – maltraitée par un amiral Decoux réactionnaire – en prend pour son grade. Car comment expliquer sinon la dévotion qui entoure alors le Gouverneur général qui règne sur « les cinq petites patries » (Tonkin, Annam, Cochinchine, Laos et Cambodge) pour le compte de la « Mère patrie » – la France – et, surtout, la mise en oeuvre réussie d'une politique d'autosuffisance qui rend de fait, et pour la première fois de son histoire coloniale, l'Indochine indépendante de la métropole ? Éric Miné nous restitue ce contexte, nous l'explique en le mettant en scène dans son écrin d'alors – fastueux –, jusqu'à la chute finale…
Enfin, et ce n'est pas le moindre intérêt du livre, la description de la naissance de la Thaïlande moderne – sous la férule du maréchal Luang Pibull Songgram – qui succède au Siam et à sa monarchie absolue, tout en restituant fidèlement ces évènements et les personnages qui les mettent en oeuvre, nous donne, je crois, les clés indispensables pour comprendre la Thaïlande d'aujourd'hui. N'oublions pas que ce beau pays accueillant n'est pas seulement un paradis pour touristes en quête d'exotisme de toutes sortes, mais qu'il est aussi une nation dynamique qui connaît elle aussi ses conflits internes et externes, profondément enracinés dans son passé.
Le pivot du livre est la « bataille de Koh Chang ». Victoire indéniable de la France, seule bataille navale, d'ailleurs, remportée par le pavillon national, flotte contre flotte, au cours des deux guerres mondiales réunies. Mais le rapport de force de l'époque – le Japon imposant un cessez-le-feu entre la Thaïlande et la France ainsi que sa médiation diplomatique – donne, au final, l'avantage à la Thaïlande en lui permettant de « récupérer » des territoires dont elle s'estime avoir été spoliée de longue date par la France, à savoir une petite partie du Laos, et, surtout, une étendue stratégique au Cambodge qui s'étend de la chaîne montagneuses des Dangreks jusqu'au lac Tonlé Sap en passant par Battambang. Un « Victory Monument » est alors édifié à Bangkok, en 1941, pour célébrer la « victoire » de la Thaïlande. Las, après la seconde guerre mondiale, la France récupèrera ces territoires en 1947 à l'issue d'un accord imposé par les puissances victorieuses. Depuis, il faut bien comprendre que la Thaïlande n'a jamais accepté ce qu'elle considère comme une totale injustice. On comprend mieux, au rappel de l'Histoire que ce livre nous offre, que le conflit récurrent et qui fait toujours aujourd'hui de nombreuses victimes à la frontière cambodgienne ne concerne pas uniquement des vieilles ruines de temples à l'emplacement disputé mais a des origines beaucoup plus anciennes et complexes.
En conclusion, c'est l'intérêt d'un roman historique bien écrit et celui-ci en est l'illustration : on passe un bon moment avec des personnages attachants, on apprend beaucoup d'une époque et des portes s'ouvrent sur des débats passionnants.
Vous l'avez compris, «
Koh Chang la victoire perdue » est, pour toutes ces raisons, un ouvrage que je recommande avec la plus grande chaleur !