C’est cela, les livres, des actes de générosité qui s’adressent à des inconnus, pour leur dire des choses que l’on dit habituellement aux siens. Les écrivains sont sûrement autre chose que ce qu’ils paraissent être, une parole libre, la sagesse du monde.
Les bibliothèques sont virtuelles, elles le sont toutes, leur part réelle n’est qu’illusion, les livres s’échappent dès qu’ils sont fermés, ils s’échappent dès que l’on tourne une page, dès qu’ils sont placés à côté d’autres, ils s’échappent dès qu’on les lit.
En y réfléchissant, sérieusement car cela frise l'absurde parfois, je me rendis compte que respirer est finalement la seule activité gratuite, jusqu'à nouvel ordre bien sûr.
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C'est à ce moment là que j'ai compris l'importance de l'oxygène, du grand air. Respirer, avoir suffisamment d'air autour de soi pour déployer ses poumons, c'est la véritable existence. Et il ne s'agit pas uniquement d'espace, mais de qualité de l'air, qualité qui n'a rien à voir avec la pureté.
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Finalement, l'absence d'action est assez normale. L'illusion serait de croire que l'on peut quelque chose. Les gens meurent autour de soi et on n'y peut rien, on voudrait avec une maison mais on n'en a pas les moyens, on croit être beau et puis un jour le miroir se désenchante, on croit être aimé puis on se rend compte qu'on est seul, on pense être intelligent puis on se rend compte que l'on n'a rien compris, on croit avoir le pouvoir sur sa vie puis on s'aperçoit qu'on est ballotté comme du bétail dans un camion sans amortisseurs sur une route de campagne.
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Les bibliothèques sont virtuelles, elles le sont toutes, leur part réelle n'est qu'illusion, les livres s'échappent dès qu'ils sont fermés, ils s'échappent dès que l'on tourne une page, dès qu'ils sont placés à côté d'autres, ils s'échappent dès qu'on les lit. La réalité de leur présence n'est qu'un leurre, ils ne nous appartiennent pas et on ne les possède jamais.
C'est ce qui m'a fait penser, au départ, à la complémentarité entre la littérature et le tabac. Ce dernier se révèle indispensable là où il n'y a plus de littérature. Et du coup, par le truchement de mes ventes, l'un prolonge l'autre, il y a juste un léger décalage temporel à chaque fois. Actuellement je lis L'inconnu du Nord-Express de Patricia Highsmith et je fume La Reine des pommes de Chester Himes.
« N'aurais-je pas peur de la prédation dont sont coupables certains de mes contemporains, sans réserve, puisqu'ils jouissent d'un alibi professionnel (acteurs sociaux divers accrédités de la mission de décrypter toutes les manifestations publiques, de la prise de parole à la fréquentation de lieux publics, des habitudes de consommation à la production artistique) ? Peur d'être rangée dans une catégorie qui me fait horreur, associée à des choses qui me sont étrangères et dont la proximité ne se révélerait que par les mystères de catégories pré-établies ? Certes mon époque n'est pas celle, bénie, où est avenu le Surréalisme et la normalisation s'est systématisée au point d'investir la vie. » (pp. 55-56)
« Ces livres ont peut-être été écrits par des types comme ça, qui sont un jour écrivains et qui deviennent le lendemain rien, à cause de la situation politique d'un pays, à cause d'un exil forcé, à cause de difficultés à s'adapter. Certains s'adaptent à tout, au pire comme au meilleur, et on les dit résistants. Mais d'autres, faits d'un métal plus précieux, moins composite, ne le peuvent pas. Ils dépérissent et meurent, en même temps que les réalités qui les ont enfantés. On les appelle dans le jargon social des inadaptés, des personnes qui ont du mal à s'insérer, mais ils sont peut-être la preuve que des réalités plus belles ont existé car ils en restent à jamais nostalgiques. » (p. 91)
«Le buraliste est un percepteur. Il prélève une taxe ou un impôt volontaire. Triste volonté du fumeur. Ce n'est donc pas un marchand honnête, il ne connaît pas sa marchandise mais le client» (p 10),
«La vieillesse serait sûrement insupportable s'il n'y avait en chaque vieux le souvenir d'une époque où il était beau, intelligent, fort et capable de tous les défis» (p 78),
« […] à quel moment un écrivain se met à témoigner ? À quel moment ce qu'il a à dire excède le roman ? À quel moment son vécu l'oblige à inventer une forme nouvelle ? Qu'est-ce qui s'invente là, une forme de réel ou de son insupportable ? De quoi doit-il être témoin pour cela ? Faut-il que l'auteur soit pris comme on se trouve pris dans la glace ? » (pp. 35-36)
En y réfléchissant, sérieusement car cela frise l’absurde parfois, je me rendis compte que respirer est finalement la seule activité gratuite, jusqu’à nouvel ordre bien sûr. Il m’est donc devenu loisible de profiter de la disponibilité de l’air, de son côté indéniablement démocratique pour lui donner la consistance qui me convient.
Mais cette consistance même n’échappe pas à quelque nécessité de marché : le buraliste n’est pas sensible à la littérature. Il fallait donc vendre un livre, le transformer en argent puis aller chez le buraliste acheter du tabac. Il
aurait été plus juste de négocier Stendhal directement en tabac. Je parle de Stendhal à juste titre car à l’époque où je n’avais pas droit à l’argent — mon père disait qu’il n’en fallait pas aux petites filles — j’avais demandé à ce
qu’il m’achète Le Rouge et le noir et il est revenu avec Lucien Leuwen, sans explications. J’ai eu le temps, depuis, de méditer la signification de cet autre Stendhal.
« Je croyais moyennement en mon désir de faire du journalisme mais fermement en la littérature. Toutefois, devenir écrivain était hors de ma portée. Mes parents sont de gentils ouvriers et j'avais beau me hisser dans l'échelle sociale au point de parler de livres, je ne pouvais rêver d'en écrire. » (pp. 21-22)